Collapsologie halieutique

La récente cacophonie relative au boycott de la carte de pêche et les insurrections souvent démagogiques et insensées contre notre système associatif sont, au-delà de l'expression du caractère le plus nauséabond de la démocratie d'opinion sur les réseaux sociaux, le reflet d'un réel malaise dans nos rangs de pêcheurs de loisir. Occulter ce mécontentement serait une erreur pour qui se projette vers l'avenir.

L'une des premières difficultés à laquelle se heurte notre système associatif est la diversité de pratiquants, donc de visions et d'espérances à satisfaire :

En caricaturant volontairement les choses, se croisent au bord de nos rivières salmonicoles françaises une petite proportion de pêcheurs qui parvient encore à réussir régulièrement grâce à une approche très pointue. C'est l'une des parties les moins véhémentes à l'égard du système actuel et des gestionnaires, car attachée aux poissons de qualité, marque de fabrique de la première catégorie française. A ceux-là s'ajoute une masse de passionnés plutôt assidus mais dont le niveau de compétences techniques et stratégiques ne leur permet pas de se faire réellement plaisir. Souvent frustrés et revendicatifs, ces pratiquants n'hésitent pas à s'expatrier pour assouvir leurs envies. Enfin, on retrouve deux autres minorités : la frange vieillissante de la masse des pêcheurs (les fameux y'a-pu-rien adorés de nos hydrobiologistes de FD), techniquement dépassée et difficilement encline à la remise en question.  Et enfin, une dernière minorité : le néophyte. Lui part plein d'illusions. Le culte de l'image et la circulation des informations du monde moderne biaisent son jugement de départ en lui faisant miroiter la lune. Mais le contexte actuel est clairement défavorable : l'éloignement physique et spirituel de l'Homme moderne ainsi que son mode de vie urbain et virtuel ne facilitent pas la pratique des loisirs Nature, surtout quand ledit loisir est particulièrement exigeant... Donc si le petit coup de pouce initial tarde à se manifester (mise à l'étrier par un bon formateur ou initiation près d'une rivière très bien peuplée...), le débutant se heurte vite à une réalité de terrain assez cruelle : des poissons ni vraiment gros ni très nombreux et beaucoup de contraintes matérielles et logistiques à surmonter pour espérer progresser...

Si ces discordances ont toujours existé, il semblerait que la difficulté croissante à leurrer nos truites sauvages creuse encore plus les fossés entre les différents acteurs du système. Mais pourquoi donc est-il si difficile de se faire plaisir à la pêche de la truite en France aujourd'hui ?

La réponse multifactorielle mêle choix de gestion (faible capturabilité globale des truites françaises par faible présence des poissons de bassine), baisse factuelle des densités dans certaines régions, présence de poissons de plus en plus névrosés par une concentration des pêcheurs (dont les bons !) sur des endroits favorables qui se raréfient, ou par des récurrents épisodes hydrologiques extrêmes (dont des étiages records encore jamais observés, même en montagne)... et la liste est loin d'être exhaustive ! 

Si certaines causes échappent à notre volonté (dont le très inquiétant changement climatique), d'autres sont les conséquences de nos choix, dont le plus symbolique d'entre eux : l'avènement de la gestion patrimoniale. Les vertus sont rarement dénuées de rançons : s'engouffrer dans la gestion patrimoniale au début du XXIème siècle a produit des poissons d'une qualité que la planète entière peut nous envier, mais qu'une minorité d'entre nous peut régulièrement s'offrir... ce qui ne fait pas forcément une masse de pêcheurs heureux. 

Evidemment, ceux qui parviennent à tirer leur épingle du jeu dans ce contexte en sortent d'autant plus grandis. Est-ce un hasard si aujourd'hui les pêcheurs français sont parmi les meilleurs au monde dans bon nombre d'approches ? Ce n'est sans doute pas à cause d'un quelconque atavisme ni d'une plus grande assiduité que leurs confrères internationaux, mais plutôt le reflet de la difficulté d'attraper des poissons dans nos rivières... difficulté oh combien génératrice de compétences et in fine, productrice de pêcheurs exceptionnels, capables de plier du carbone aux 4 coins de la planète (notre équipe de France de pêche à la mouche en est un exemple édifiant). 

Pour les autres, la masse bruyante et revendicative, la grogne s'installe et le point de non retour semble atteint. Prenez les meilleures rivières à truites françaises, dont celles du Briançonnais par exemple, où les densités de truite frisent les 300kg/ha, même là, les doléances des pêcheurs mécontents poussent les gestionnaires à compléter les rangs avec des truites très capturables élevées en pisciculture... c'est dire si l'on veut des touches ! D'aucuns vociféreront que ceux-là "n'ont qu'à se donner les moyens de progresser"...etc etc. C'est un point de vue, pas le plus démocratique qui soit... Est-ce au système de s'adapter à la demande ou au client de se plier aux contraintes du système ? Vaste débat ! A l'heure des loisirs de consommation et de la recherche décérébrée d'immédiateté (le déploiement de la 5G ne semble pas présager de changement), la pêche de la truite a du mal à rentrer dans le moule. Mais devra-t-elle s'adapter pour survivre ?

Dans ce contexte, de nombreux pêcheurs s'expriment dans un tohu bohu grandissant, et brandissent à qui mieux mieux des solutions censées représenter l'alpha et l'oméga de ce qu'il faut faire pour changer les choses : cela va de la classique réduction du quota à la désormais ultime instauration de la double maille (nouvelle mode et objet de tous les fantasmes de la part de ceux qui croient encore au pouvoir mirifique de la réglementation pêche), ou de la neutralisation des indécrottables viandards (véritable Keyzer Soze de l'halieutisme contemporain), à l'application de ce qui se fait dans les paradis de pêche étrangers... A ce propos et malgré moult recherches, réflexions et expériences personnelles,  je n'ai à ce jour toujours trouvé aucun de ces endroits mythiques, où la qualité de la pêche serait bien meilleure qu'en France à contexte similaire (pêche de truites sauvages issues du recrutement naturel uniquement ou presque, avec une pression de pêche efficace et une productibilité de milieux identiques). Il y a toujours un biais de jugement dans ce qu'on nous assène : des édens promus par des quantités astronomiques de poissons bassinés, des destinations dont le prix exorbitant limite l'accès à une poignée de nantis, des déserts humains ou encore des parcours anthropisés et boostés à la matière organique... Eh oui, de l'eau pure ou des gros fish, il faut choisir...

Pour d'autres enfin, le levier principal serait le travail de restauration du milieu... le milieu, toujours le milieu ! Peut-être le seul point qui fait aujourd'hui consensus. Il est désormais communément admis que sans milieu conforme aux exigence biologiques de l'animal, pas de population sauvage pérenne. Cette option a le mérite d'avoir fait ses preuves en matière d'expansion significative de population de truites (voir à ce sujet l'édifiant article de Romain Gabriel sur le décolmatage de la Selves aveyronnaise), ce qui est loin d'être le cas des autres si l'on s'en réfère à la littérature scientifique...

Pour autant, est-ce que les possibilités de restauration (quand bien même elles seraient rondement menées dans tous les milieux "récupérables", une fois ce diagnostic posé évidement), vont suffire à transcender la qualité de la pêche en France ? D'autant que les bénéfices potentiels seront de plus en plus limités par le changement climatique... Bien malin celui qui peut répondre catégoriquement à cette question. Quand on connaît les difficultés (et l'inertie qui en découle) à établir un diagnostic de départ, à définir la stratégie à adopter, à la mettre en oeuvre puis à suivre les résultats, on se dit qu'on n'est pas sortis de l'auberge.

Alors, quelle pêche pour demain ? 

Les débats autour de la pêche de la truite en France me rappellent étrangement une autre thématique du moment : la crise énergétique. Même logique de contrainte d'un système à bout de souffle, même omniprésence médiatique de grands spécialistes auto-proclamés, démago ou authentiquement incompétents (au choix), adeptes des poudres de perlimpinpin : entre les pro-panneaux solaires, les pro-éoliennes et autres chantres de la "croissance verte", les enfumeurs patentés ne sont décidément pas l'apanage du monde de la pêche ! Bon nombre de ces solutions prétendues miracles sont aujourd'hui balayées par les travaux scientifiques, en matière d'énergie comme de pêche (Yann Abdallah s'étonnait encore récemment du succès relatif des articles de Truites & Cie traitant de la question de la maille tant elle "influe peu sur la structuration des populations à large échelle..."). Pérenniser la pêche de la truite en France sans changement de paradigme serait comme vouloir poursuivre le culte de la croissance du PIB tout en contenant la facture énergétique... Impossible nous dit la science ! Alors que la plupart des solutions bruyamment exposées et débattues sont relégables au rang de fumisterie, la contraction du système elle, symbolisée par la colère et l'effritement des effectifs de pratiquants, va grandissante... jusqu'à quand ? Jusqu'à peut-être, comme le prophétisent certains, l'effondrement du système tout entier.

Une fois établi le constat selon lequel le gâteau actuel (composé des ingrédients gestion patrimoniale + accès facile grâce à un tarif de cotisation faible) est bien trop maigre pour penser conserver, sinon développer le loisir pêche de la truite en France, les attitudes potentielles adoptables pour rassasier les convives ne sont pas infinies, et c'est là que les débats prennent une tournure politique... Les options qui semblent se dessiner à droite à gauche aujourd'hui sont : 

La politique de l'autruche sans remise en question du système actuel et de ses vertus (du patrimonial pas cher en somme) : à court terme, il reste encore un peu de marge pour continuer ainsi en maintenant le bateau à flot ; à condition de mettre le paquet sur la restauration/préservation pour limiter les impacts du changement climatique, catalyseur surpuissant des atteintes déjà existantes (épuisement de la ressource, aménagement hydroélectrique...etc.). On accepte par ce biais la lente érosion de nos effectifs de pêcheurs, la sélection continuant de s'opérer par des truites toujours plus concentrées et dures à prendre. Ne restera in fine que le noyau dur de pratiquants qui survolent dans leur approche, déjà évoqué plus haut. Quid des conséquences de la chute du nombre d'adhérents sur notre système associatif, son fonctionnement, son aura ? Quid de l'effacement progressif du rôle de sentinelle qui nous incombe ? Quid de la survie à long terme du loisir pêche ?

Autre option, on ne touche toujours pas au gâteau actuel mais on accélère le processus d'épuration en limitant le nombre de convives pour leur assurer un repas décent. Terminé donc la pêche populaire, démocratique et accessible. Qui contraindre et comment ? Cible évidente, on évince la plèbe, silencieuse et peu belliqueuse. Donc en premier lieu les pratiquants qui, selon notre conception personnelle de la pêche, nous dérangent. Exemple classique : éjection des pêcheurs paniers par l'adoption de réglementations pêche absurdes (mettre la maille à 23cm dans des torrents de montagne où les truites sont matures à 17 est une excellente stratégie pour y parvenir).

Autre stratégie de repli sur soi même et sa propre confrérie : la privatisation. Quand on ne décourage pas par la réglementation, la meilleure coercition vise à taper dans le porte-feuille, surtout dans un contexte sociétal où il fait déjà grise mine... Situation rêvée, bien qu'exprimée à demi-mot (car trop dure à assumer ?) par de nombreux membres de la secte des chapeaux à plume nympheurs à vue, suivez mon regard !

Si la voie de l'altruisme et l'attachement à la pêche populaire à la française nous importent encore au moment de l'orientation, pas le choix, il va falloir changer les modes de gestion :

Pour préserver voire décupler notre pool de pratiquants à condition qu'ils acceptent le compromis, tentons de considérer les différents desiderata en diversifiant (plus vite et profondément qu'à l'heure actuelle) les pratiques. Est-il possible d'engager un débat calme et réfléchi sur la thématique conservation vs halieutisme ? Pas si sûr au vu des réactions engendrées par l'article (certes provocateur dans la forme) de Jonathan Filée au printemps dernier... Trop de passion, trop de dogmes et trop de manichéisme de part et d'autre dans ce type de débats qui finissent toujours par s'enliser. Et quand bien même nous choisirions cette voie de la diversification, les questions en suspens sont terriblement nombreuses : est-on résolument capable d'un point de vue moral de tirer un trait sur certains secteurs trop dégradés ? sur quelle base discriminer les biotopes perdus de ceux que l'on peut récupérer en vue d'héberger durablement une population de truites sauvages ?...etc etc.

On le voit ici, nous avons du pain sur la planche pour construire le modèle de demain... Et le drame actuel réside dans l'absence de toute avancée notable en ce sens... la majorité d'entre nous préférant discourir sans fin sur des paramètres de réglementation pêche qui pèsent pinuts dans la dynamique des populations de truite en place, ou réclamer une indécente baisse du prix de la carte de pêche... Quand les vrais enjeux vont-ils faire surface ? Quand les pêcheurs mettront-ils de côté leur hystérie collective idéologique pour s'informer avant de s'asseoir autour d'une table et discuter ensemble d'une vision à long terme de leur loisir ? Quand réaliserons-nous que des choix douloureux devront être faits, que miser sur le patrimonial pas cher nécessitera l'acceptation de l'éclaircissement de nos rangs, avec des conséquences que nous ne soupçonnons peut-être même pas aujourd'hui ? Dans le cas contraire, est-ce que les plus naturalistes d'entre nous sont prêts à concevoir des bassinages un peu plus importants là où le glas a sonné ?

En matière de pêche comme pour bon nombre de sujets sociétaux, les mois à venir marqueront certainement un tournant majeur... à nous de ne pas rater le virage !

Simon Scodavolpe

A propos de l'auteur

Simon est né dans le département du Gers et a découvert la pêche à l'âge de 10 ans. Bien qu'initialement éloigné des rivières pyrénéennes qui lui sont chères…