Aux origines du peuplement piscicole des lacs d'altitude des Pyrénées

lac pyrénées

Le mois de juin marque le début du dégel et l’ouverture de la pêche dans les lacs d’altitude pyrénéens et nombreux seront ceux qui iront traquer la fario et d’autres espèces de salmonidés au prix d’efforts salutaires et tant espérés après deux mois de confinement. Il est vrai que cette période est particulièrement propice aux belles prises, avec des poissons affamés après plus de six mois de disette dans des eaux dont la température n’a pas excédé les 4°C dans les zones les plus profondes. Cette ouverture des lacs qui a aujourd’hui pris valeur de tradition doit énormément aux efforts entrepris depuis plusieurs décennies par différents acteurs qui ont, à grands renforts d’alevinages et de déversements de truitelles, peuplé ou maintenu le peuplement de la très grande majorité des lacs d’altitude des Pyrénées pour satisfaire nos plaisirs halieutiques. On peut sans doute s’en réjouir - et je me range dans cette catégorie- sauf que ces lacs oligotrophes de haute montagne étaient pour l’essentiel à l’origine naturellement apiscicoles. Face à ce constat indiscutable, nous devons être conscients que nous trouvons notre plaisir dans le résultat d’une véritable invasion biologique dont l’origine humaine est ancienne... Petit rappel : 

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En effet, seuls quelques lacs situés dans des contextes topographiques favorables avaient été colonisés naturellement par la truite lors du retrait des glaciers, mais ils étaient peu nombreux. Pierre Chimits, alors ingénieur des Eaux et Forêts et infatigable artisan du (re)peuplement piscicole faisait en 1951, un point sur le peuplement des lacs des Hautes-Pyrénées et des Pyrénées-occidentales : sur 264 lacs inventoriés par les services forestiers, seulement 82 étaient peuplés et sur ce nombre, 32 l’avaient été par des introductions réalisées à partir du milieu des années 30 (1936-1938). Cela laissait donc « 48 lacs qui semblent peuplés sans origine connue et qu'on peut supposer naturelle, peut-être y en a-t-il quelques-uns qui auraient été alevinés en truite commune dans des circonstances inconnues » (Chimits, 1952).

Sans pour autant disposer d’inventaires aussi précis que celui dressé par Chimits, il est possible d’estimer ce nombre pour les autres départements pyrénéens et même de remonter le temps à partir des documents d’archives des Services forestiers et des Ponts & Chaussées, des piscicultures, des sociétés de pêches ou de l’abondante littérature pyrénéiste. Les recherches engagées ces dernières années sur l’ensemble du versant nord ont permis de reconstituer avec une relative précision l’état et l’évolution du peuplement piscicole des lacs de haute montagne depuis le début du XIX° siècle.

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lacs Pyrénées
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Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur plus de 660 lacs pris en compte et documentés sur l’ensemble du versant nord, moins de 10% détenaient du poisson dans les années 1820-1825. Un peu plus d’un siècle plus tard, à la fin des années 40, ce nombre dépasse à peine les 20% et il augmente d’une manière brutale et constante à partir des années 60, avec la mise en place d’une politique massive d’alevinage et l’utilisation systématique de l’hélicoptère. En 1970, le même Chimits, qui avait pris les fonctions de directeur du Parc National des Pyrénées, se satisfait du travail accompli et proclame que « Maintenant que tous ces lacs pyrénéens sont peuplés artificiellement […] il semble inutile de continuer les opérations d'alevinage artificiel, sauf cas constatés de dépeuplement. Mieux vaut laisser la reproduction et la sélection naturelles des espèces adaptées aux conditions de chaque lac » (Chimits, 1970).

Son message ne fut pas entendu et le peuplement de nouveaux lacs, toujours plus éloignés ou plus haut en altitude, s’est poursuivi sous l’impulsion des sociétés de pêches jusqu’à la fin des années 90. En moins d’un siècle les proportions se sont donc inversées. En 2015, au moment où l’on commence localement à s’interroger sur les conséquences écologiques de ces introductions et à envisager des politiques de restauration des milieux aquatiques d’altitude, ce recensement indique que plus de 86% des lacs d’altitude avaient été ou étaient peuplés en salmonidés. Et ce chiffre est probablement en dessous de la réalité.

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pêche lac pyrénées
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Le lac de Gaube (65), l'un des premiers lacs exploités de la chaîne des Pyrénées
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Des lacs exploités dès le Moyen-Âge

Ainsi que l’avait pointé P. Chimits, il existait bien des lacs dans lesquels on avait introduit des truites, et ce bien avant les premières campagnes officielles d’alevinage. La littérature et les archives indiquent que dès la fin du XVIII° siècles plusieurs lacs sont peuplés et qu’ils font pour la majorité d’entres eux l’objet d’une pêche artisanale, ou au moins régulière. Faute de sources documentaires, les mentions concernant l’existence de lacs poissonneux antérieures à cette époque sont rares. Pour la période médiévale, elles se limitent à la concession de droits d’usages ou à l’évocation de réglementations particulières de la part des autorités. Communautés valléennes, Abbayes ou lignages seigneuriaux possédaient des droits sur quelques lacs de montagne dont ils concédaient la pêche à des fermiers moyennant un loyer ainsi qu’un tribut en truites. C’est le cas du lac de Gaube, dont les droits de pêche sont donnés en 945 par le Comte de Bigorre à l’Abbaye de Saint-Savin qui devait lui reverser annuellement 50 kg de truite (Lafond, 1886). Dans le même secteur, l’Abbaye de Saint-Orens se réservait la pêche sur le lac d’Isaby et ce, très vraisemblablement, dès sa fondation au X° siècle. D’autres lacs apparaissent dans la documentation médiévale : celui d’Estaing dont les droits d’exploitation étaient concédés aux communautés du Lavedan (Meillon, 1933) ; ou bien encore en Ariège avec les étangs d’Appy et du Cruzous, ainsi que dans les Pyrénées orientales avec les lacs d’Evol (Gorg Nègre), du Lanoux et du Carlit pour lesquels, en 1151, les autorités de Llivia qui en détenaient les droits de pêche reversaient 1100 truites aux officiers du Roi (Bille, 2008).

Les quelques lacs évoqués par ces sources anciennes ne représentent sans doute qu’une faible partie des lacs qui devaient être peuplés en salmonidés et pêchés dès le Moyen-Âge. Dans la grande majorité des cas, les truites y avaient été probablement introduites au moins dès cette époque car c’était une pratique courante. Elle est attestée dès le XI° siècle en Norvège (Aas et al, 2018) mais elle est surtout bien documentée quelques siècles plus tard, à la fin du XV° siècle, par les descriptions relatives au peuplement en ombles chevalier des lacs d’altitude tyroliens par l’Empereur Maximilien 1er (Pechlaner, 1984).

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filet gorg nègre 1899
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Pêche au filet au Gorg Nègre (66) en 1899 (photo extraite de J. Calas, 1900)
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Il faut attendre la fin du XVIII° siècle et l’apparition des premiers récits de voyages des explorateurs pyrénéistes pour avoir une idée un peu plus précise sur la densité de lacs poissonneux des Pyrénées. Quel que soit le secteur concerné, la plupart des mentions évoquent des lacs aux truites renommées et souvent énormes.  Dans les Pyrénées centrales, les observations de Ramond de Carbonnières, de Pasumot ou bien encore de Dusaulx réalisées autour de 1790 sont explicites. Plusieurs lacs concentrés dans les hautes vallées de Barèges, de Luz, de Cauteret, d’Aure et du Louron (lac de Gaube et d’Isaby, lacs d’Aumar, Aubert, Orédon, Cap-de-Long, Port-Bielh, Aygue-cluse, Escoubous, lacs Noir et Blanc, Caillauas, Cestrède), dans le bassin de la Garonne (lacs d’Espingo, Oô), ou dans les Pyrénées-Orientales (lacs du Carlit et des Camporells) font l’objet d’une pêche artisanale et commerciale, et comme nous le décrit Ramond au sujet d’Escoubous « Il abonde en truites presque toutes consommées par la population parasite de Barèges ». Ce dernier s’étonnait par ailleurs que d’autres lacs pourtant proches (lacs de La Glère, Mounicot, Astazou, Coume Escure), soient dépourvus de poisson et il fera quelques années plus tard une note adressée à Humboldt concernant la faune piscicole des lacs des Pyrénées (Ramond de Carbonnières, 1823).

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Lac du Lanoux (1900)
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Pêcheurs au lac du Lanoux (66) en 1900
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Tourisme, thermalisme, pêche artisanale et peuplement des lacs d’altitude

Il ressort de l’examen des sources disponibles que l’abolition des privilèges et des droits seigneuriaux et ecclésiastiques, ainsi que le développement du tourisme thermal ont certainement joué, dès la fin du XVIII° siècle, un rôle important dans le peuplement piscicole des lacs de haute montagne.

Si les truites étaient fréquemment consommées sur place par quelques élites, au bord des lacs et directement préparées par des bergers ou des pêcheurs professionnels (Malesherbes (1767) in Lamicq, 1990), la plupart des prises servaient à alimenter un commerce vers les marchés et les auberges des villes thermales qui accueillaient durant la période estivale une importante population de touristes. Ce commerce a apparemment poussé les propriétaires et les pêcheurs eux-mêmes à accroître une ressource piscicole particulièrement recherchée. De nombreuses personnalités ou autorités publiques incitaient d’ailleurs très clairement au développement d’une « industrie » de la pêche, à l’image de ce qui se pratiquait déjà dans les Alpes. C’est le cas de Ramond de Carbonnières qui déplore en 1787 que « S’il y avoit, dans les Pyrénées, un peu de cette industrie qui fertilise toutes les parties des Alpes, le poisson des lacs d’Espingo et de Seculéjo [Oô], seroit, pour les pauvres habitants de la contrée, un objet de consommation ou de commerce » (Ramond de Carbonnières, 1789), mais surtout du secrétaire général de la préfecture des Hautes-Pyrénées, Pierre-Toussaint de La Boulinière, qui en 1825 entrevoit l’énorme potentiel économique que pourrait générer l’installation : « […] de grandes pêcheries, dont le domaine public, ou les communes, percevraient un bon prix de ferme, tandis que toute la population profiterait du produit de ces pêches régulières, dont jouiraient aussi, dans la saison des eaux, les étrangers qui les fréquentent : débouché assuré pour les spéculateurs qui voudraient exploiter cette féconde source d’industrie. » (La Boulinière, 1825).

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Pêche au lac bleu de Lesponne
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Scène de pêche au lac Bleu de Lesponne (lithographie d'E. Lejeune vers 1855)
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Une véritable exploitation halieutique des lacs était lancée. Elle ne cessera de s’accroitre durant tout le XIX° siècle proportionnellement à l’essor du tourisme thermal qui s’amorce dès les années 1820-1830. Durant cette période, la truite devient une denrée de luxe extrêmement prisée et dont les prix de vente doublent lors de la période estivale. Consommée sur place à la sortie de l’eau et préparée par les pêcheurs (les truites au sucre du lac d’Oô étaient particulièrement savoureuses selon La Boulinière), elle est vendue « au prix de l’or » dans les sites les plus fréquentés tels que le lac de Gaube ou le lac d’Oô (Boubée, 1843 ; Joudou 1820), tandis que sur les étals des marchés des villes thermales le prix du kilo de truite atteignait le double de celui du kilo de bœuf. La truite saumonée restait la plus recherchée et comme pour le vin certains « crus » étaient plus appréciés que d’autres. Les truites des lacs de Font-vives, de Bassiès, d’Espingo, de Bethmale, ou du lac d’Aude avaient leur renommée ; tandis que d’autres, celles du lac d’Oô ou de Port-Bielh par exemples, étaient jugées d’une qualité culinaire bien inférieure (Lacoste et Verdun, 1901).

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pêche Ayous 1907 Gaurier
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Pêche au filet dans le lac Gentau (64) en 1907 (© L. Gaurier)
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Dans un contexte où la pêche dans les lacs de montagne était devenue une activité lucrative, augmenter le nombre de lacs piscicoles représentait la garantie de profits économiques non négligeables pour les pêcheurs, mais aussi pour les communes qui affermaient les lacs situés sur leurs territoires moyennant des prix parfois élevés. Une enquête du Ministère de l’agriculture concernant les ressources piscicoles des Hautes-Pyrénées réalisée en 1851 indique qu’une dizaine de lacs exploités fournissait plus de deux tonnes de truites aux villes thermales de Barèges, Cauteret, Argelès et Bagnères. Vingt ans plus tard, les lacs d’Aure fourniront à eux seuls plus d’une tonne de truites, ce qui témoigne clairement d’une intensification de la pression de pêche. Cette enquête prouve également que certains avaient fait l’objet d’introduction récentes. C’était notamment le cas du lac vert de Peyrelade et du lac Bleu qui avaient été peuplés vers 1840-45, mais n’avaient pas encore été pêchés (Arch. Départ. 65, 4M110).

Si les tentatives d’introductions de truites sont nombreuses un peu partout sur le massif, les échecs le sont tout autant. Dans le lac du Laurenti « on a essayé d’y en jeter plusieurs fois avec précaution : au bout de deux jours, on a vu les poissons surnager et jetés sur le rivages » (Jeanbernat, sd). Même résultat au Lac d’Anglas en Ossau (de Bouillé, 1873), ou encore dans le lac d’Oncet. Dans bien des cas ce sont les pêcheurs qui procédaient à ces introductions. On retrouve ainsi la mention de « deux pêcheurs de Barèges, Philippe et Bastien Teinturier, [qui] ont déposé à l'automne vingt-huit truites dans ce lac [Oncet] » (Soubeiran, 1871) ou plus fameux encore, le cas du lac de Roumassot en vallée d’Ossau au bord duquel on peut encore lire gravée sur un rocher l’inscription suivante : « Peuplé par Blaise avec 27 truites le 27 octobre 1860, assisté de Philippe Ducoussot et Pierre Laroque ». Ce même Blaise, pêcheur de Laruns, avait également introduit des truites dans le lac Gentau, tandis que deux autres pêcheurs des Eaux-Chaudes avaient tenté sans succès l’expérience dans le Bersau (Bouillé, 1889).

La technique était simple et reposait sur la translocation de truites adultes provenant d’un autre lac ou d’un torrent proche. Ainsi que nous le précise Géza Darsuzy à la fin du XIX° siècle : « Comme ce poisson vit très bien dans les lacs, on a songé à le parquer dans certains d'entre eux pour qu'il s'y développe et y soit péché plus facilement. C'est ainsi que le lac Bleu, près de Barèges, est devenu une sorte de réservoir naturel où l'on porte des truites qui y croissent et qu'on repêche quand on en a besoin » (Darsuzy, 1899). Les lacs d’altitude étaient donc de simples viviers dans lesquels on mettait des truites dans l’espoir qu’elles y grossissent et s’y reproduisent. Lorsque ce n’était pas le cas, la ressource s’épuisait rapidement sous l’effet d’une pêche régulière. 

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Le lac Gentau dans le 64 (photo de l'auteur)
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Surexploitation et appauvrissement de la ressource piscicole

Les signes d’une diminution de la ressource piscicole lacustre commencent à se manifester à partir de la deuxième moitié du XIX° siècle. Plusieurs facteurs peuvent être évoqués avec, au premier rang, une forte augmentation de la demande en truites associée à la croissance exponentielle de la population fréquentant les villes thermales. Augmentation grandement facilitée par la construction de nombreuses lignes de chemin de fer.

Durant l’année 1875, ce n’est rien de moins que 12 tonnes de truites qui sont vendues sur les marchés et dans les hôtelleries des villes thermales et touristiques des Hautes-Pyrénées dont le quart provenait des lacs qui environnent Luz et Cauteret (Gaube, lac Bleu, Escoubous, Estaing, Port-Bielh, etc…) (Arch. Départ. 65, 4M112).

Sicre-Tarride, un des pionniers de la pisciculture en Ariège, relate en 1894 cette rupture de l’équilibre entre la production piscicole et la demande survenu dans années 1880-1885 : « […] la truite était très recherchée ; son prix monta à 2 fr. le kilo, puis à 3 fr., et quelque fois même on ne pouvait guère sans procurer au prix de 4 fr. le kilo. Ce fut le point de départ d’une guerre atroce dirigée contre notre pauvre poisson ». Il évoquait la surexploitation de l’étang de Comte où en 1884 « on fit venir un pêcheur émérite des Pyrénées-Orientales [il évoque très certainement Barnolle, le célèbre pêcheur du Lanoux] qui, dans une nuit captura au Comte 110 kg de truites, qui furent vendues, la veille d’une fête, à Mérens et à Ax » (Sicre-Tarride, 1894). La demande est telle qu’elle alimente un intense commerce transfrontalier en particulier avec le Val d’Aran (Capdella, Colomers, Incantats) où « Tous les lacs de ces régions fourmillent de truites ; les pêcheurs de la vallée d'Aran font flotter des troncs de sapins secs, se mettent dessus et lancent leurs filets, se laissant aller au gré des eaux sur ces bateaux primitifs. Le produit de la pêche […] est descendu tous les soirs à Salardù, et de là porté à Luchon pendant la saison. » (Fontan de Negrin, 1901).

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Pêcheur au lac d'Espingo (31) vers 1900 (coll. de l'auteur)
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Un autre facteur à l’origine de cette surexploitation des lacs réside sans aucun doute dans l’absence totale de réglementation concernant la pêche en lac (Millet, 1856). Contrairement aux cours d’eau où la pêche était réglementée et où le braconnage était sévèrement réprimé, les bassins lacustres ne faisaient l’objet d’aucune surveillance, ni d’aucune réglementation à l’exception de celles concernant la taille des poissons fixées par quelques communautés dans les cahiers des charges des contrats de location. On pouvait donc pêcher en toute saison, y compris en période de frai, et l’enquête de 1851 indique au sujet des lacs du Néouvielle que « les trois lacs affermés pourraient devenir très poissonneux si les lois sur la pêche étaient sévèrement exécutées mais malheureusement il n’en est pas ainsi ; et non seulement on y pêche en toute saison même avec des filets prohibés mais encore on empoisonne les poissons ; des mesures rigoureuses devraient être prises pour l’empêcher » (Arch. Départ. 65, 4M110)

Dans le dernier quart du XIX° siècle de nombreux lacs arrivent à épuisement, victimes d’une exploitation parfois excessive, y compris ceux dans lesquels les truites s’y étaient naturalisées. Quelques voix s’élèvent pour déplorer la situation et le discours est d’abord porté par les autorités publiques qui souhaitent agir en faveur du maintien ou du développement de l’économie de la pêche en rivière ou en lac, en s’appuyant sur les directives nationales pour le repeuplement des cours d’eau et sur l’essor de la pisciculture dont les méthodes avaient commencé à se diffuser à partir de 1850 (Arch. Nat. F10/1762 voir Milne-Edwards, 1850).

Dans un rapport adressé en 1875 au Conseil Général des Hautes-Pyrénées, l’ingénieur des Ponts et Chaussées Duportal proposait comme première solution, avant même d’envisager le repeuplement, d’accroître la productivité piscicole des lacs en augmentant la ressource alimentaire des poissons. Selon lui : « On n’aurait donc à s’occuper pour augmenter la richesse des lacs que de rechercher les moyens de leur faire contenir une plus grande quantité d’aliments pour les poissons. A ce point de vue l’acclimatation de certaines larves d’insectes pourrait être plus avantageuse que l’emploi de tous les procédés en usage dans la pisciculture», et pour ce faire il proposait de « faire des expériences peu coûteuses au lac Bleu ou au Lac d’Orédon dans de petits bassins faciles à construire et à mettre à l’abri de la malveillance et dans lesquels on expérimenterait sur place les résultats obtenus dans le laboratoire de Tarbes pour l’acclimatation ou la multiplication des petits animaux que mangent les truites.»  (Arch. Dép. 65, 4M112).

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pêcheur vers 1900
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Un bivouac de pêcheurs vers 1900 (Coll. de l'auteur) : on remarquera la note manuscrite manifestant sans doute l’intérêt gastronomique sur les fameuse “truites saumonées” porté par l’expéditeur de cette carte postale
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Développer la « culture des lacs »

La dernière décennie du XIX° siècle va marquer un tournant important avec l’entrée en scène des scientifiques, du service des Eaux et Forêt à qui sera confié en 1897 la gestion et la surveillance des cours d’eau, mais surtout des pêcheurs à la ligne qui se regroupent en sociétés de pêche et vont être particulièrement actifs dans le domaine de la pisciculture et du repeuplement. Si les premiers projets de création de piscicultures déposés dès les années 1869 avaient été jugés trop couteux et pas assez rentables, les années 1890 voient fleurir ou se développer de nombreux établissements privés ou détenus par des sociétés de pêche. Pour certains l’objectif principal restait la commercialisation du poisson, mais ils affichaient tous une volonté de participer activement au repeuplement des cours d’eau, ne serait-ce que pour pouvoir bénéficier des subventions publiques. Ainsi, Edouard Bordenave qui installe une première pisciculture à Cauterets en 1880 élève des « truites du pays » et prévoit de tester l’acclimatation de l’arc-en-ciel et du saumon de fontaine dans les cours d’eau de la vallée tout en précisant que son « projet d’établissement de pisciculture qui sera le premier du genre dans les Pyrénées, constituera un véritable progrès, au double point de vue de l’alimentation et du sport. » (Arch. Dép. 65, 7M526). Son succès sera cependant mitigé ce qui n’est pas le cas des établissements créés par les sociétés de pêche de Tarbes et de Luchon qui, fortement soutenus par les pouvoir publics procéderont à partir de 1896 à de très nombreux déversements d’alevins de fario, de truites de lacs, d’arc-en-ciel et de saumons de fontaine dans les cours d’eau pyrénéens. L’Ariège et les autres départements pyrénéens suivront rapidement ce mouvement avec l’appui des Eaux et Forêt dès les années 1900 (Arch. Dép. 09, 7S36), mais il faudra encore quelques années pour que les initiatives de (re)peuplement concernent les lacs d’altitude.

Si l’idée de développer le peuplement piscicole, et la « mise en culture » des lacs, en s’appuyant sur les progrès techniques apportés par la pisciculture est évoquée par quelques scientifiques dès la fin du XIX° siècle (Belloc, 1893), pour la plupart des observateurs l’appauvrissement des lacs reposait avant tout sur l’absence de règles et de surveillance des pratiques de pêche. Julien Calas des services de la RTM est le premier à faire en 1900 une analyse très détaillée sur la pêche de la truite dans les lacs des Pyrénées-Orientales dans laquelle il constate la « ruine » de nombreux lacs (y compris ceux du Carlit). Il décrit les abus ayant conduit à cette situation et envisage des actions concrètes pour la protection de la ressource piscicole en proposant l’instauration d’une taille minimale de 20 cm. pour les prises ; une réglementation concernant la dimension des mailles des filets ; l’interdiction de barrer les exutoires avec des filets ou des nasses ; des mises en réserve tournante et enfin de repeupler certains lacs appauvris par une translocation de poissons provenant de lacs encore suffisamment peuplés (Calas, 1900). Plusieurs de ses recommandations seront reprises des années plus tard.

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Les premiers alevinages

Il faudra en effet attendre quelques années après la première guerre mondiale pour assister à la mise en place d’une véritable politique visant à introduire des salmonidés, à repeupler des lacs ruinés par une pêche excessive et à peupler des lacs vierges.

Certes, quelques initiatives pionnières mais isolées eurent lieu avec par exemples l’introduction de farios dans les lacs d’Arius et d’Isabe (Joinville, 1908), ou bien de truites arc-en-ciel adultes dans les lacs de Barroude en 1906 (Descombes, 1911), ainsi que dans les lacs Noir et des Bouillouses entre 1911 et 1913. Des projets plus ambitieux de peuplement piscicoles avaient également germés : ils étaient portés par des pêcheurs sportifs qui, jouissant d’une notoriété publique et politique, faisaient la promotion des plaisirs de la pêche et cherchaient à développer cette activité touristique. Pour cela, ils bénéficiaient de l’appui de nombreuses et puissantes associations telles que le Club Alpin Français, le Touring Club de France, le Saint Hubert Club de France, mais également de la Compagnie des chemins de Fer du Midi. Le projet le plus intéressant était sans aucun doute celui d’Albert 1er de Monaco et de P. Cénac (directeur des thermes de Beaucens) qui, en 1917, envisageaient la création des Parc Nationaux des Pyrénées sur le modèle des grands parcs nord-américains et incluait un véritable programme de (re)peuplement des lacs d’altitudes (Meillon 1918 ; Archives du Palais de Monaco). Pêcheur émérite et hygiéniste convaincu, Albert 1er voyait dans la pêche sportive une activité bénéfique pour la santé et pour l’économie touristique des vallées pyrénéennes. Il amorcera son projet par la location de l’ensemble du massif des Camporells en 1921 pour y créer une réserve de chasse et de pêche. Ce projet sera stoppé avec le décès d’Albert 1er en 1922.

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Albert 1er Marcadau
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Albert 1er en 1917 dans la vallée du Marcadau (65) lors de sa visite d’étude en prévision de la création des Parcs Nationaux des Pyrénées et du repeuplement des lacs de la vallée (© Archives du palais de Monaco)
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Au sortir de la grande guerre, la question du peuplement des lacs d’altitudes devient un sujet de préoccupation pour les services forestiers qui étudiaient les chances de réussites des introductions et du repeuplement avec l’appui d’hydrobiologistes toulousains et grenoblois (Pr. L. Jammes et Pr. L. Léger) et d’un réseau de piscicultures réparties sur l’ensemble du territoire.

Les nombreux échecs connus lors des tentatives de repeuplement des cours d’eau avaient jeté un discrédit sur une pratique jugée trop couteuse et peu rentable et il convenait désormais d’en rationaliser la mise en œuvre : il fallait « améliorer le rendement par la connaissance ». Ainsi, en 1921, le Directeur Général des Eaux et Forêts adressait à l’ensemble des Conservateurs une note concernant la propagation des salmonidés dans laquelle il précisait : « que les déversements d’alevins de salmonidés n’ont de base rationnelle que s’ils ont été précédés d’une reconnaissance approfondie des fonds submergés où on les entreprend » et les invitait « à établir des programmes d’ensemble en s’inspirant pour l’aménagement aquicole, des principes régissant l’aménagement sylvicoles » (Arch. Nat. 19890468/11). Cette circulaire suggérait d’une part, de cesser sauf situation exceptionnelle l’introduction d’espèces allochtones (arc-en-ciel, saumon de fontaine) dans les rivières et de privilégier la production et l’utilisation de souches locales en prélevant des géniteurs sauvages et d’autre part, d’améliorer les connaissances sur les capacités biogéniques des milieux aquatiques afin d’optimiser le repeuplement. Cette reprise en main des méthodes d’alevinages et de repeuplement s’accompagne d’une série d’enquêtes réalisées par les services forestiers et les hydrobiologistes dans le but d’accroître les connaissances sur les milieux aquatiques, leurs peuplements piscicoles et dans certains cas sur les pratiques de pêche qui s’y exercent. Les lacs d’altitude étaient concernés et les premiers déversements institutionnels d’alevins de truites fario dans des lacs vierges eurent lieu en Ariège à partir de 1921 dans l’étang d’Araing à l’initiative des services forestiers et de la société de pêche de Saint-Girons. Ils se poursuivirent en 1925-1926 avec de nouvelles introductions dans l’étang d’Ayes, dans l’étang rond et dans celui de Lers, puis enfin dans l’étang d’Areau en 1929. Les campagnes d’alevinages diligentées par les Eaux et Forêts s’intensifieront au milieu des années 30 dans les Pyrénées orientales (Lac d’Aude, Vives et Long), mais surtout dans les Pyrénées centrales et occidentales à partir des piscicultures fédérales d’Oloron, Bagnères et Cauterets. Ces opérations ont été suffisamment diffusées par P. Chimits pour que nous n’en refassions pas le détail ici (Chimits 1952, 1960).

Les services de l’état n’ont pas été les seuls à œuvrer et il faut mentionner le rôle important des sociétés de pêche qui de plus en plus nombreuses, cherchent dès les années 20 à acquérir les droits de pêche sur certains lacs de montagne pour favoriser la pêche sportive et empêcher les abus commis par les pêcheurs professionnels. C’est le cas en Ariège comme nous l’avons vu, mais également à Barèges et à Cauterest, où la société de pêche locale tentera le peuplement des lac d’Arratille et d’Ilhéou avec 200 truites adultes prélevées dans le gave. Leur rôle est encore plus net dans les Pyrénées-orientales, où la société de pisciculture de Perpignan et les sociétés locales procèdent dès la fin des années 30 à l’alevinage des lacs du Carlit aux coté des services forestiers.

La dynamique était lancée, mais elle restait encore limitée en raison de l’éloignement des lacs et des problèmes de transport et de survie des alevins. Au final, entre le milieu des années 20 et le coup d’arrêt provoqué par la seconde guerre mondiale, on peut estimer qu’à peine plus d’une quarantaine de lacs vierges avaient fait l’objet d’introductions de salmonidés.

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Alevinage Quérigut 1957
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Alevinage héliporté à Quérigut (09) en 1957 © Archives Départementales de l'Ariège
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A la recherche d’espèces adaptées

L’aquarium du Trocadéro dirigé par Jousset de Bellesme, mais aussi l’établissement de la Huningue ont joué un rôle important dans la diffusion des œufs de salmonidés nord-américains sur l’ensemble des piscicultures des Pyrénées et dès l’extrême fin du XIX° siècle, saumons de fontaine mais surtout truites arcs-en-ciel étaient élevées et déversées massivement dans les cours d’eau. En proposant de mettre un terme à l’introduction d’espèces allochtones dans les cours d’eau et en privilégiant les souches locales de truites, les directives de 1921 revenaient sur un débat amorcé dès la fin du XIX° siècle. Dès cette époque certains, tel le Pr. Belloc s’élevaient déjà contre l’introduction d’espèces exotiques et en particulier contre celle de l’arc-en-ciel (Belloc, 1899) et s’opposaient au puissant courant de l’acclimatation qui permettait d’envisager sans retenue toutes les expérimentations, telles que celle de l’introduction d’espèces lacustres comme l’omble chevalier dans les torrents pyrénéens (La Lladure, Arch. Pyr-Or., 7M731), ou bien encore celle du saumon chinook dans l’Aude (Jousset de Bellesme, 1909) ; tentatives dont on peut sans difficulté imaginer la réussite.

Mais ne nous y trompons pas, ces oppositions et en particulier les préconisations de 1921 n’avaient rien à voir avec une quelconque volonté de conservation ou de protection du patrimoine piscicole. Il s’agissait avant tout d’assurer la rentabilité des opérations d’alevinages en privilégiant des espèces susceptibles de se reproduire ou de se naturaliser, mais aussi de réduire les coûts et de maintenir une production régulière d’alevins en évitant l’achat et la recherche d’œufs de salmonidés. En théorie l’utilisation de géniteurs sauvages locaux réunissait tous ces avantages…en théorie seulement, car il faudra un long moment avant que cela ne devienne une réalité. 

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Alevinage Quérigut 1957
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Alevinage à Quérigut (09) en 1957 © Archives Départementales de l'Ariège
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C’est un même souci de rentabilité qui prévalait pour l’alevinage des lacs : il fallait non seulement accroître la ressource piscicole et le potentiel halieutique du territoire pour en augmenter l’attractivité touristique, mais aussi en assurer la pérennisation.

Dans cette perspective l’influence des scientifiques auprès des services forestiers sera déterminante. En particulier celle du Pr. L. Léger qui, à la tête du laboratoire d’hydrobiologie et de pisciculture de Grenoble avait acquis un grande expérience en étudiant le comportement et le « rendement » de plusieurs espèces introduites dans des lacs d’altitude du massif du Taillefer et de la Belledone afin de déterminer « s’il y avait parmi des espèces une forme susceptible de s’acclimater réellement. C’est à dire de croître et de se multiplier dans des eaux sans affluent permanent défini et couvertes de glace une grande partie de l’année » (Arch. Dép. 66, 7M731). Les conclusions de ses études largement diffusées auprès des Conservateurs et des agents des Eaux et Forêts, montraient que la truite fario et le saumon de fontaine pouvaient s’adapter aux lacs oligotrophes d’altitude mais qu’ils ne pouvaient que difficilement s’y reproduire et que leur croissance restait lente ; l’arc-en-ciel n’avait quant à elle que l’avantage d’une croissance plus rapide. Au final, selon L. Léger, l’omble chevalier était la seule espèce qui puisse s’acclimater dans les lacs d’altitude où « sa multiplication certaine et sa pêche fructueuse en font une précieuse ressource économique. […] il nous paraît tout désigné pour la mise en valeur piscicole de nombreux petits lacs dormants encore déserts. » (Arch. Dép. 66, 7M731).

Entre les années 1922-1925, des enquêtes furent par conséquent réalisées dans de nombreux lacs pyrénéens afin de d’étudier les possibilités d’acclimatation de Salvelinus alpinus, mais aucune tentative ne sera réalisée à l’exception du lac d’Esparbes (66) en 1928. Il en sera de même vers 1930 avec le saumon « blège » norvégien (landlocked salmon) que souhaitait introduire le Pr. Jammes de Toulouse et pour lequel il déclarait qu’« Il y aurait intérêt à chercher à l’acclimater dans les lacs des Pyrénées et la Compagnie du Midi aiderait à cette opération afin d’augmenter le mouvement touristique et sportif de son réseau » (Jammes et Penic, 1931).

Jusqu’au milieu des années 30, la fario restera donc l’espèce privilégiée. Mais elle était rarement de souche locale et provenait dans bien des cas de l’élevage d’œufs embryonnés d’origines diverses achetés dans le commerce. Ainsi, les premières truites déversées dans les lacs ariégeois étaient issues d’œufs provenant de l’établissement de pisciculture de la Huningue qui élevait des souches suisses et rhénanes (Arch. Dép. 09, 7P473).

Le véritable démarrage de l’introduction d’espèces allochtones dans les Pyrénées ne s’effectuera en définitive qu’avec les alevinages réalisés dans plusieurs lacs privés des Pyrénées Orientales (lacs d’Aude, Vives, Long) dans lesquels ont été introduites des truites arc-en-ciel ; mais surtout par le tandem Larrieu et Chimits qui, en suivant les préconisations de L. Léger, entreprirent dès 1936 d’introduire préférentiellement des espèces allochtones dans les Pyrénées centrales et occidentales en alevinant de nombreux lacs en ombles chevalier, truites arcs-en-ciel et plus rarement en saumons de fontaine, dont les premières introductions ont été faites en 1936-1937 dans les vallées de Barège et de Campan (Chimits, 1960).

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pisciculture du Lampy
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Démonstration de fécondation à la pisciculture du Lampy dans les années 30 © ENSAT Toulouse
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Toujours plus loin, toujours plus haut

Après la seconde guerre mondiale, le peuplement piscicole des lacs d’altitude va rentrer dans une nouvelle ère placée sous le signe de la frénésie de l’alevinage, et le terme ne parait pas exagéré.

Les motivations affichées depuis le début du XX° siècle s’étaient affirmées et l’objectif principal était dès lors de renforcer et d’accroître le potentiel halieutique des Pyrénées dans un but touristique. Dans un article consacré au poids de la pêche et de la pisciculture dans les Pyrénées orientales à la fin des années 50, l’ingénieur forestier M. Delmas résume parfaitement cette évolution : « Il est en effet certain que le rôle essentiel de la pêche dans l’économie montagnarde est d’attirer et de retenir le touriste — non pas le touriste gourmet, mais le touriste pêcheur. Il y a quelques années la truite de rivière apportait un élément de poids à la renommée culinaire de certaines régions de montagne. Ce moment est passé ou presque : la truite d’élevage remplace la fario et c’est très bien. Le pêcheur professionnel qui ravitaille les hôtels devrait disparaître. Seul devrait rester le pêcheur amateur […] Que faire donc pour satisfaire au mieux ce touriste-pêcheur ? Il faut à l’évidence, obtenir en quantité et en qualité le meilleur rendement de nos eaux. Il faut ensuite retirer de cette production le meilleur bénéfice, c’est à dire en fait le plus grand nombre possible de « journées de pêche » placées en périodes favorables. » (Delmas, 1960-1961).

Ses propos reflètent parfaitement la dynamique qui s’était amorcée dès la fin des années 40 avec la reprise et l’accélération des introductions de salmonidés dans les lacs d’altitude. Au milieu des années 60 et en moins de vingt ans le nombre de lacs peuplés en salmonidés aura plus que doublé sur l’ensemble du versant nord des Pyrénées. Plusieurs facteurs concomitants et interdépendants doivent être évoqués pour expliquer cette explosion avec comme cadre général le développement de la fréquentation touristique et de la pêche sportive. La pêche dans les torrents et lacs de montagne était une source de profit non négligeable pour l’économie montagnarde et il fallait la renforcer, ce à quoi s’attacheront les services de l’Etat, mais surtout les sociétés de pêches locales et les fédérations départementales qui, progressivement et en bénéficiant de la diminution de la pêche professionnelle (loi de 1961 interdisant la vente de salmonidés sauvage), vont acquérir les droits de pêche sur l’ensemble des lacs. Partageant des intérêts communs, c’est donc en toute logique que l’on voit dès les années 50, plusieurs acteurs concernés par le développement du territoire ou du tourisme apporter un soutien financier aux sociétés de pêche pour l’acquisition d’alevins et en faciliter les déversements. Cette augmentation des moyens financiers jouera un rôle dans l’essor des alevinages héliportés qui seront expérimentés à partir de 1957-1959, puis rapidement adoptés sur l’ensemble des départements pyrénéens. En 1967, la création du Parc National des Pyrénées (PNP) dont la direction sera confiée à P. Chimits, a donné un coup accélérateur et le nombre de lacs alevinés dans la zone cœur du PNP passera de 31 à 123 en moins de vingt ans. Ce nombre augmentera sur l’ensemble du massif jusqu’aux années 2000 et les quantités d’alevins déversées ne seront plus limitées par la question du transport, mais seulement par la taille des lacs et l’obligation d’y maintenir une population de salmonidés. Si l’espèce privilégiée reste la fario, un nouveau venu, le cristivomer, sera rajouté à la faune ichtyologique au milieu des années 50 et la propagation du saumon de fontaine qui restait encore très limitée jusqu’aux années 60 s’accentuera rapidement. D’abord en Ariège, puis de manière générale sur l’ensemble des Pyrénées, à l’exception des Pyrénées-orientales. Emblématique de cette frénésie du peuplement, il sera largement utilisé pour peupler des lacs de très haute altitude où aucune autre espèce ne peut survivre.

Aujourd’hui les choses changent peu à peu et cette prise de conscience récente semblent donner raison aux propos prémonitoires de d’ingénieur Delmas qui en 1960 déclarait que le « virus de l’alevinage est un mal sérieux » (Delmas, 1960-61). Depuis plus d’une décennie, la politique des alevinages massifs cède peu à peu la place à une gestion raisonnée et plus économe, que nous pourrions qualifier de durable. Elle vise à réduire nombre de lacs alevinés dans les aires protégées, à favoriser l’introduction d’espèces mieux adaptées et en capacité de se reproduire naturellement, à mettre en place des gestions patrimoniales pour sauvegarder ou favoriser les populations naturalisées ou encore à protéger la ressource dans les milieux les moins productifs, en instaurant par exemple de nouvelles réglementations avec la réduction du nombre de captures ou la pratique du no-kill.

Mais l’objectif reste le même : assurer le maintien d’une ressource halieutique qui reste encore importante pour l’activité et l’économie touristique des vallées pyrénéennes. C’est pour la même raison qu’il aura fallu moins d’un siècle, pour que la quasi-totalité des lacs d’altitude pyrénéens ait été concernée par des introductions de salmonidés y compris de manière « sauvage » en dehors de toute planification (comme ce fut le cas dans la réserve intégrale d’Estibère par exemple). Des générations de pêcheurs, de forestiers, de pisciculteurs mais aussi de scientifiques se sont succédées pour construire ce que certains considèrent comme un « patrimoine » piscicole qui, replacé à la lumière de l’histoire, ne s’avère être qu’un artéfact. Pêcher dans un lac d’altitude, c’est bien souvent pêcher dans un vivier historique dans lequel ont été bassinés des milliers d’alevins. Il ne faut pas l’oublier, pas plus que nous ne devons occulter les conséquences écologiques, parfois insoupçonnées et désastreuses, de ces introductions. Vaste sujet sur lequel nous reviendrons.    

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pêche lac de montagne
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A propos de l'auteur

Originaire de Toulouse, il est Directeur de recherche au laboratoire Géographie de l’Environnement du CNRS et de l’Université J. Jaurès, au sein duquel il conduit depuis…