De la sociologie du pêcheur français à la « fracture halieutique »

pêche ariège

La pêche associative traverse une zone de turbulence dont la durée et l’ampleur se révèlent inédites. Initiée avec l’opération de promotion sur le Tour de France, puis avec l’annonce de l’augmentation de la carte de pêche interfédérale de 4 euros, la polémique ne cesse désormais plus d’enfler depuis les épisodes de confinement et ses décisions arbitraires qui ont contraint les pêcheurs français à plier les gaules pendant de longues semaines. Dans un pays toujours marqué par sa mythologie révolutionnaire, les appels à couper les têtes se multiplient. Le torrent de fiel sur les réseaux sociaux ne se tarit pas, encouragé il est vrai par certains médias toujours plus prompts à hurler avec la meute plutôt qu’à proposer du contenu de qualité à leurs lecteurs.

Ainsi, malgré un système de gestion parmi les plus démocratique et les moins onéreux d’Europe, malgré des potentialités halieutiques qui restent notables, un mécontentement endémique semble s’être installé vis-à-vis des structures. Il est donc permis de s’interroger sur les causes réelles de cette fronde poujadiste et d’essayer d’en comprendre la nature sociologique à la lumière de données objectives issues des fichiers de ventes de carte de pêche par internet.

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Un contexte démographique contrasté

En 10 ans, le nombre de licences "majeures" (interfédérales + départementales) est passé d’un peu moins d’1 million à 761 000. Cette baisse de presque qu’un quart des effectifs de pêcheurs "réguliers" en seulement 10 ans a été quantitativement compensée par les cartes journalières et hebdomadaires qui sont en hausse constante sur la période. D’un point de vue comptable, cet effet de compensation est toutefois en trompe-l’œil car ces licences temporaires rapportent de 3 à 6 fois moins d’argent dans les caisses que les cartes "majeures". De la même façon, ces cartes temporaires n’ouvrent pas aux mêmes prérogatives statutaires dans les associations, participant ainsi à une désaffection globale des bureaux des AAPPMA dont les assemblées générales dégarnies en sont le triste spectacle le plus visible.

Pourtant, une analyse fine de la démographie de la pêche en France ne laisse pas apparaître une pyramide des âges traduisant un vieillissement de la population des pêcheurs. L’analyse de la structure en âge des pêcheurs, issue des donnée du site https://www.cartedepeche.fr/ est en effet assez équilibré : grosso modo 1/3 de jeunes, 1/3 d’"entre deux" et 1/3 de seniors (figure 1). Cette structure est plutôt une bonne nouvelle et ne traduit pas un problème sérieux de renouvellement que l'on peut constater dans le monde de la chasse par exemple. Cette pyramide globale est bien sur certainement à nuancer en fonction des départements, en particulier au niveau des fédérations à dominante rurale ayant des structures de populations générales plus âgées.

Le problème n’est donc pas générationnel. Comment alors expliquer la baisse structurelle des ventes de cartes majeures ?

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carte de pêche
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Fig 1. Evolution des ventes des différents types de carte de pêche en fonction de l’age des adhérents
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Un problème de fidélisation

Le gros avantage de la vente par internet, c’est qu’elle permet de générer des fichiers d’adhésion qui peuvent être recoupés afin notamment de mesurer le taux de fidélisation, c’est-à-dire quelle proportion des adhérents ayant acheté une carte à l’année n renouvelle leurs adhésions à l’année n+1 (et ainsi de suite).

Les résultats sont éloquents. Prenons ici le département de l’Ariège, département rural emblématique de la pêche de la truite dans les Pyrénées, qui a la particularité d’avoir été une fédération pilote dans la vente dématérialisée des licences (figure 2) [1]. Les histogrammes en bleu montrent la somme de cartes de pêche annuelles (interfédérales + majeures) vendues par an entre 2010 et 2014 : elle est à peu près stable, autour de 6000 cartes/an. Les histogrammes en marron montrent le nombre d’adhérents total cumulé, c’est-à-dire la diversité des adhérents cumulée. Entre 2010 et 2011, 8496-6167 = 2329 "nouveaux" pêcheurs se sont rajoutés au fichier. Le chiffre de vente total étant resté stable, par soustraction, à peu près autant de pêcheurs ayant pris une carte en 2010 n’ont donc pas renouvelé leur licence dans l’Ariège en 2011 !

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Fig 2. Evolution cumulée entre 2010 et 2015 du nombre d’adhérents différents ayant acheté une carte complète dans le 09 (en bleu)/taux d’exploitation annuel de ce total cumulé sur la même période (en rouge)
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Malgré des ventes totales stables, le turn-over est donc considérable (de l’ordre du tiers). Lissé sur 5 ans, le pool total est de l’ordre de plus de 13 500 pêcheurs potentiels soit un taux d’exploitation de 45%. Les calculs menés par la FDAPPMA09 montrent que seulement un quart des adhérents ont pris une carte 4 ou 5 fois en 5 ans. Plus de 44% ont pris une carte une seule fois en 5 ans… Ces chiffres sont très similaires aux données collectées par la FDAPPPMA19 entre 2012 et 2017 (27% pour 4 ou 5 cartes/ 5 ans et 20% pour 1 carte/5 ans) (figure 3), traduisant une tendance lourde a l’échelle nationale, au moins pour des départements ruraux recrutant un nombre significatif de pêcheurs résidant en dehors du département concerné [2].

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Fig 3. Proportion d’adhérents ayant acheté une carte 1, 2, 3, 4 et 5 années sur 5 dans le département de la Corrèze (total des cartes en bleu, cartes complètes en vert) et spécifiquement dans l’AAPPMA des Monédières (en marron)
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Un autre élément accréditant l’idée de la volatilité des adhésions provient des analyses des cartes mineures. Dans le département de l’Ariège, à peine 21% des pêcheurs ayant pris une carte mineure et en âge de migrer vers la carte majeure (>18 ans) ont effectivement pris une carte majeure [1]. Ce résultat, inquiétant pour le renouvellement des effectifs, est d’ailleurs parfaitement visible à l’échelle nationale (figure 1) avec une division par un facteur d’au moins 2 entre les ventes de cartes mineures à 17 ans (10 000) et les cartes majeures à 18 ans (moins de 5000). Cette baisse est d’ailleurs constante au sein de la carte "jeune" entre 10 et 17 ans démontrant tout à la fois le succès des Ateliers Pêche Nature (APN), grande réussite de la pêche associative de ces dernières années en matière d’initiation, mais aussi la grande difficulté à fidéliser une jeunesse qui semble "zapper" d’un loisir à un autre.

Cet effondrement est à mettre en relation avec la typologie observée dans l’Ariège entre le type de carte et l’âge des pratiquants (figure 4). Il est très clair que plus on est jeunes, plus on adhère aux cartes temporaires et inversement, les cartes majeures étant principalement acquises par la fraction de la population la plus âgée. Ces données convergent vers l’idée d’une mutation lourde du rapport au loisir pêche chez une fraction très importante de la population, en particulier chez les jeunes et les moins de 50 ans.

Ces résultats sont donc à la fois positifs et inquiétants. Positifs car le pool de pêcheurs potentiels est considérable pour des départements ruraux, de l’ordre du double (a minima) du nombre de cartes annuelles vendues. Mais inquiétants car le turn-over élevé traduit une sérieux problème de fidélisation des adhérents. Pire, la carte mineure et les efforts engagés par les structures pour promouvoir la pêche auprès des jeunes ne débouchent que marginalement sur le recrutement de pêcheurs réguliers. Cet élément est bien sur à nuancer car rien ne dit que ces jeunes pêcheurs, initié a l’enfance, ne reviendront pas dans le giron de la pêche associative bien plus tard. On se retrouve ainsi à mille lieues de l’image d’Epinal du pratiquant qui pendant des décennies reste fidèle à son AAPPMA ou à sa FD : le pêcheurs français est devenu fondamentalement volage... Comment peut-on alors expliquer cette volatilité des adhésions?

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Fig 4. Distribution en âge des adhérents des différents types de carte dans le département de l’Ariège
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La pêche associative est-elle soluble dans le consumérisme?

A ce stade de l’exposé, il faut se risquer à spéculer sur les causes de la volatilité des adhésions :

  • Par le biais des réciprocités, les pêcheurs papillonnent d’une FD à une autre, au gré de leurs envies, de leurs destinations de vacances ou de leur désir de découvrir de nouvelles rivières ?
  • Les pêcheurs pratiquent sans carte certaines années ou se tournent-t-il vers les eaux closes privées ?
  • Une fraction importante des pêcheurs sont foncièrement devenus des "intermittents halieutiques" ?...etc etc

Ces explications sont par ailleurs complémentaires mais toutes semblent traduire la mutation du pêcheur français vers un consommateur de loisir pêche, qui achète une licence comme on se procure un service, un produit de consommation que l’on peut changer au gré de ses envies et de ses besoins. Nous sommes loin de la démarche associative et beaucoup plus proches d’une relation de client à fournisseur. Et quand le client est insatisfait, il va voir ailleurs, il change de loisir...

Si l’analyse est juste, il est alors légitime de se demander si le statut associatif de la gestion de la pêche est encore pertinent c’est-à-dire apte à satisfaire les adhérents. L’auteur de ces lignes le croit, à condition de mettre la satisfaction des pêcheurs au centre des politiques de gestion. Demander à des gens de s’investir, de devenir des militants, alors que leur démarche est fondamentalement celle d’un usager et d’un client, ne peut déboucher que sur une fracture profonde entre la structure et les adhérents. Il est symptomatique de lire des appels au bénévolat et à s’investir dans les structures alors que justement les mécontents et les insatisfaits veulent au contraire que les structures s’occupent d’eux (et non l’inverse !). Ce dialogue de sourd débouche sur la défiance et le rejet qui eux-même alimentent en retour la désaffection pour les structures dans un cercle vicieux dont il semble urgent de sortir par la restauration d’une véritable écoute et de la prise en compte des besoins des adhérents. Symétriquement, il faut en finir avec l’invective et le torrent de haine qui se déversent sur des bénévoles sincères et des salariés compétents qui sont en permanence mis en accusation et sommés de se justifier sur des décisions et des orientations de gestion, elles mêmes très largement contraintes par des contingences matérielles et des marges de manœuvre en vérité très limitées.

Un observateur averti de l’évolution des institutions pourra toutefois constater que des changements significatifs sont déjà à l’œuvre pour rendre le fonctionnement de l’institution plus inclusif. De nombreuses AAPPMA fusionnent, des regroupements par bassin versant ont lieu, un dialogue s’instaure entre les associations de pêcheurs spécialisés et les fédérations, la communication externe sur internet et les réseaux sociaux progresse... Ces évolutions sont positives et témoignent d’une prise de conscience de la nécessité de ré-instaurer un dialogue et de l’écoute dans un processus démocratique qui s’est progressivement étiolé au fur et à mesure que les AG annuelles se sont vidées de leurs adhérents. Il faut continuer et faire davantage sans toutefois être dupe du contexte social actuel en France, marqué par l’individualisme et la défiance généralisée envers des institutions perçues comme élitistes et éloignées des préoccupations de ce que l’on nomme improprement la "France d’en bas".

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Conclusion : repenser le dialogue pêcheurs/institutions

Nous avons vu dans cet article comment le "portrait robot" du pêcheur français issu des données de ventes de cartes de pêche était éloigné des conceptions que l’on pouvait en avoir. La faible baisse tendancielle des ventes de carte majeure cache en réalité un très important renouvellement annuel des adhérents. Ce turn-over très rapide s’explique par une mutation du rapport à l’adhésion à une association de pêche, le pêcheur français étant devenu un consommateur de loisir qui "zappe" d’un hobby ou d’un sport à un autre, un intermittent halieutique qui entretient davantage un rapport de satisfaction à un service qu’à une démarche participative et militante. Cette mutation a entraîné une véritable fracture halieutique entre la base et l’institution : les adhérents se sentant oubliés et insatisfaits dans leurs demandes, les bénévoles et les salariés qui œuvrent dans le système se percevant comme les victimes expiatoires d’un tribunal d’ingratitudes.

Il n’existe probablement pas de solutions simples à mettre en œuvre pour essayer de colmater la brèche. Pour autant, on peut penser qu’une meilleure prise en compte des demandes et des besoins s’imposent. Remettre le pêcheur, sa satisfaction au centre des politiques de gestion. Recréer les conditions d’un dialogue, d’une écoute, faire son deuil de l’idée que les AG sont l’alpha et l’oméga du débat interne. Probablement aussi ne pas perdre de vue que pour financer le PMA de AAPPMA, il faut faire du (premier) P, c’est-à-dire réfléchir à l’équilibre financier entre environnementalisme et halieutisme. Enfin, ne jamais perdre de vue que la pêche associative c’est aussi un socle de valeurs, une noble idée, celle que le lien social et l’accès à tous au loisir pêche est une force pour défendre les milieux et promouvoir un rapport durable et respectueux aux ressources naturelles. Cette approche humaniste de la Nature exige de nous tous une exigence de respect et de hauteur de vue dans nos discutions. Soyons-en dignes : l’avenir des milieux aquatiques et de ceux qui les protègent est en jeu.

 

Remerciements : 

A Laurent Garmendia pour sa relecture critique du texte

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Références

[1] Etude analytique du fichier des adhérents des cartes de pêche du département de l’Ariège (2015). Garmendia L. FDAAPPMA09

[2] La pêche en Corrèze: 1er activité sport-loisir du département. Typologie et attente des membres, poids socio-économique et touristique (2019). Touche C. , Petitjean S. FDAAPPMA19

A propos de l'auteur

Pour Jonathan Filée, la passion de la pêche des salmonidés est arrivée sur le tard, la trentaine passée. Natif de la province du Hainaut en Belgique, il a grandit au…