Un article récent, pourtant paru dans la presse régionale de la province du León en Espagne, a connu dans les milieux halieutiques français un succès et une diffusion inattendus sur les réseaux sociaux. Mais que diable contenait cet article de si extraordinaire ? Il affirmait que les rivières de cette province avait connu une augmentation spectaculaire des populations de truites liée à la mise en place de réglementation restrictive sur le prélèvement et la mise en place du No-Kill (NK) en particulier.
Mais est-ce que les chiffres et les données d’inventaires piscicoles dans les rivières du León appuient réellement cette affirmation ? Le cas échéant, le NK est-il réellement responsable de ce fait ? Le NK peut-il réellement palier à la dégradation de nos rivières ? Et si les réponse sont négatives, alors, comment expliquer le succès de ce type de fausse-nouvelle ? Du León à la Franche-Comté, plongée au cœur de la désinformation, des faits-alternatifs et des « effets de bulle » dans les milieux halieutiques…
Ce que dit l’article du Diario de León
Commençons cet article par le corps du délit : l’article de presse (Figure 1) [1] . Paru dans un titre de presse régional à la diffusion confidentielle, moins de 10 000 ventes papier annuelles [2], l’essentiel du message de l’article, dont nous allons discuter les principaux arguments, tient dans ces quelques lignes :
" La principale conclusion tirée du suivi effectué est clairement positive pour les rivières de León, tant en ce qui concerne l'augmentation du nombre de captures que de leur taille. Cela est dû à la décision de modifier l'intensité de l'exploitation piscicole par des tronçons sans prélèvement, avec des quotas de deux prises libres et des réserves classiques avec quatre truites sur paiement d'une taxe. Ces mesures ont eu un impact positif sur les rivières de León. Cette amélioration est intervenue après la mise en œuvre de la loi 9/2013, du 3 décembre, sur la pêche en Castille-et-León. "
Le message est donc clair : il y a davantage de truites parce que le prélèvement par les pêcheurs a été réduit ou annulé via des parcours NK. Nous reviendrons plus tard sur ce que nous disent les données scientifiques sur les effets du NK de ce côté-ci des Pyrénées, mais intéressons-nous d’abord à la situation des rivières du León.
Situées au nord-ouest de la péninsule ibérique, les rivières salmonicoles de la province sont principalement issues des monts Cantabriques, dont les sommets dépassent les 2500m d’altitude. Cette région est soumise à un climat tempéré à dominante océanique. Ces éléments de géographie sont importants car a priori on s’attend donc à y trouver des populations de truites en bonne santé. Ces éléments étant précisés, intéressons-nous aux données des inventaires piscicoles [3].
Ce que disent les données d’inventaire piscicole
L’article de presse évoque le cas des densités de truites « en augmentation remarquable » sur les rivières Esla, Sil et Orbigo, bien que les données piscicoles de la province comprennent 12 stations et non 3 (Figure 2).
En réalité, entre 2014 et 2018, sur les 12 stations, seules 4 stations indiquent une forte augmentation des densités de truites : Lario sur l’Esla, Secarejo sur l’Orbigo, Matarrosa sur le Sil en addition de la station Vegarienza sur l’Omana. Les 8 autres stations montrent soit une stabilité (ex : Torio) soit une grande variabilité annuelle (ex : Cabrera). Nous sommes donc loin d’une augmentation globale mais plutôt sur un effet local sur certaines rivières.
On s’étonnera enfin que les densités les plus élevées en 2018 sont relevées sur la station de l’Orbigo et celle sur l’Omana d’un coté et sur la station de Lario sur l’Esla de l’autre, qui sont toutes les trois situées sur des cotos avec prélèvement et sur « coto mixte » (NK le week-end / prélèvement en semaine), respectivement. Étrangement, ce point n’a pas été relevé dans l’article.
Mais pour autant est-ce que le paramètre densité est un critère pertinent pour évaluer l’effet du NK ?
En réalité, le paramètre « densité » mesure surtout le niveau du recrutement naturel c’est-à-dire la quantité de juvéniles produits chaque année. Si l’on s’intéresse aux nombres de poissons adultes et subadultes, c’est le paramètre biomasse qui importe, c’est en effet ce paramètre qui mesure la quantité de poisson présents hors alevins et qui est un proxy de la quantité de poissons « capturables » par les pêcheurs.
Que disent les inventaires des biomasses sur les rivières du León (Figure 2Bis) ?
Sur les 12 rivières, 8 stations montrent une grande stabilité, seule 4 stations sur 12 ont vu les biomasses augmenter d’une manière visible (le Cabrera, le Sil et l’Orbigo toutes trois en coto sans prélèvement et l'Omana avec prélèvement) .
3 de ces stations partaient de très très bas : sur l’Orbigo et le Cabrera moins de 1gr/m² (10kg/ha), sur le Sil à peine 20kg/ha. Sur ces stations, les populations de truites avaient donc pratiquement collapsé et on y a retrouvé des valeurs moyennes (inférieures à 100kg/ha). Paradoxalement, c’est sur la station de l’Omana, un coto avec prélèvement, que la biomasse de truite est la plus élevée en moyenne sur les 5 années du suivi. Sur les 8 autres stations, la situation est stable, à des niveaux généralement bas, sauf sur la station du Torio qui est meilleure mais sans variation au cours du temps (> 100kg/ha).
Que retenir de ces données ?
Tout d’abord que l’augmentation des biomasses de truites, proxy de la quantité de truites adultes et sub-adultes, est essentiellement portée par 4 des 12 stations où la population de truite s’était effondrée et s’est progressivement reconstituée. Sur les autres stations, la stabilité est de mise, souvent à des niveaux faibles. Si il sort du cadre de cet article de comprendre pourquoi la population de truite s’était effondrée sur certaines stations (crue, sécheresse ?), il est évident qu’il n’y a aucun effet visible global du NK sur les rivières du León. Au contraire, le recrutement naturel est même le plus élevé sur les stations avec prélèvement et la station qui a la biomasse moyenne la plus élevée est aussi localisée sur un coto avec prélèvement.
Voir dans ces données un quelconque effet des mesures réglementaires relève donc de la mauvaise foi même si on ne peut exclure d’éventuels effets locaux et ponctuels, en particulier sur la présence de plus grosses truites.
Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ?
Afin de ne pas argumenter uniquement à charge contre le NK, il n’est pas complètement inutile de se demander si l’arrêt du prélèvement n’a pas, malgré tout, un effet « amortisseur » sur les tendances à la baisse des populations de truites. Si le NK ne permet pas d’avoir davantage de truites, il permettrait de juguler ou de ralentir d’éventuelle baisse. Cet argument a-t-il une base scientifique ?
Par chance, ou par malchance, la dégradation des rivières de Franche-Comté comme la Loue ou la Bienne ont débouché sur l’instauration de NK généralisés qui permettent de se rendre compte des effets du NK sur les populations de truites.
Sur la Loue, la FDAPPMA25 suit sur deux stations les évolutions de la population de truite [4]. Les données analysées dans la Figure 3 proviennent de la station amont, à Mouthier, station suivie de longue date ce qui permet d’avoir une idée des populations avant les épisodes de mortalité qui ont débouché sur la mise en NK a partir de 2017. Que constate-t-on depuis 2017 ?
Que si les effectifs de truites se sont stabilisés depuis 2015 à un niveau faible, bien loin des densités de 1999, la biomasse connaît une érosion lente et inexorable, sans aucun effet visible du NK. Pire, il n’y a jamais eu aussi peu de truites adultes : plus le temps passe, plus la population de géniteurs diminue malgré l’arrêt du prélèvement alors que le recrutement naturel connaît une embellie relative.
Même les années où le recrutement naturel a semblé meilleur, comme en 2017, ne sont pas suivies les années d’après par une augmentation des densités de truites adultes, preuve que les dysfonctionnements environnementaux ne sont en aucun cas compensés par l’arrêt du prélèvement. La situation est d’ailleurs équivalente en aval, à la station de Cléron, où les biomasses de truites ont même atteint des niveaux extrêmement faibles depuis 2014, de l’ordre de 20kg/ha. Les données sur la station RHP de Jeurre sur la Bienne dans le département du Jura sont même pire encore, malgré presque 7 années sans aucun prélèvement.
Sur ces 3 stations, la conclusion est sans appel : le NK n’a strictement aucun effet visible dans les inventaires piscicoles et en aucun cas il n’a permis sur ces stations d’atténuer ou de juguler l’effondrement des populations. Ce qui est valable dans le León, au sud des Pyrénées, est donc parfaitement symétrique à ce qui se passe au nord de celles-ci, en Franche-Comté.
A ce stade de l’exposé, une question demeure : si le NK a aussi peu d’effets visibles sur les populations de truite, pourquoi cette mesure purement halieutique est-elle autant mise en avant par ces promoteurs à travers ce type d’article de presse ?
Biais de confirmation et effet de bulle
L’auteur de ces lignes n’ayant pas d’expertise particulière en matière de sociologie, ce qui suit sera certainement à nuancer et à discuter. Tout d’abord, faisons le constat que l’article du Diario de León a essentiellement été commenté et diffusé dans les milieux de la pêche à la mouche et de la pêche aux leurres, milieux de longue date convertis au NK. Nous sommes donc probablement dans un cas typique de « biais de confirmation » où ceux qui diffusent ou « like » ce type de contenu y cherchent d’abord une manière de conforter et de valider leurs a priori et leurs idées, plutôt que de chercher à les mettre en perspective et de se documenter d’une manière équilibrée et sur des bases rationnelles.
L’autre élément qui semble déterminant dans le succès de ce type de fausse-information c’est « l’effet de bulle » que l’on rencontre systématiquement sur les réseaux sociaux, forum et autres lieux d’échanges sur internet. Ces lieux de discussion sont en effet souvent homogènes, l’anticonformisme est rare, l’iconoclaste rapidement bloqué ou banni. Ne parlons pas de la place de la science, inexistante, les scientifiques ayant de longue date presque complètement déserté ces lieux où n’importe qui s’improvise biologiste, médecin, avocat… sans aucune connaissance, diplôme ou expérience professionnelle en relation avec le sujet. L’imposture a remplacé l’expertise. Difficile dans ces lieux convertis au NK comme ailleurs on se convertit dans une religion, de faire entendre une petite musique un peu plus rationnelle c’est-à-dire basée sur des faits, des données, des chiffres. Pire, il est même fort à craindre que ces lignes, au contenu pourtant fort consensuel dans les milieux scientifiques, vaillent à son auteur un des ces procès en sorcellerie dont internet a le secret. Gageons d’ailleurs que cet article aura bien moins d’audience et de relais que la fausse-information qu’il dénonce !
Biomasse et densité de truite : quelques repères quantitatifs
Le Plan Départemental pour la Protection du milieu aquatique et la Gestion des ressources piscicoles (PDPG) de la Haute-Savoie (Figure 4) [6] offre un intéressant panorama des inventaires piscicoles opérés à une échelle départementale. Les chiffres de biomasse et de densité ont été classifiés par la méthode des quartiles qui permet de positionner les chiffres de chaque station par rapport aux autres et de définir d’une manière objective des valeurs « standards ».
En Haute Savoie, le standard est de l’ordre de 90 kg/ha et de 0,25 ind./m² , les meilleures stations donnant des valeurs bien supérieures à 200 kg/ha et à 1 ind./m². On notera la grande hétérogénéité des valeurs, reflétant à la fois les caractéristiques naturelles des rivières (habitats disponibles, productivité des milieux…) mais aussi les pressions et les dégradations subies par les milieux à l’échelle d’un département. Même si il est toujours malaisé d’opérer des comparaisons entre des rivières aussi distantes et subissant des contraintes aussi diverses, il est tentant de comparer ces données avec les valeurs dans le León qui apparaissent ainsi assez ordinaires voire banales (biomasses dépassant rarement les 100 kg/ha et densités généralement inférieures à 0,5 ind./ha). Preuve encore une fois que si l’herbe est parfois plus verte ailleurs en matière de qualité de pêche, les raisons ne sont pas toujours à chercher du coté des cheptels de truites effectivement présents…
Conclusion
Nous avons vu dans cet article que, dans la province du León comme dans les rivières de Franche-Comté, les effets de l’arrêt du prélèvement sont difficilement perceptibles dans les inventaires piscicoles, ce qui permet d’avoir de sérieux doutes sur l’efficacité de telle mesures halieutiques en matière de conservation. Car comme je l’avais argumenté dans un article précédent [5], le NK peut éventuellement, et si le milieu le permet, procurer un nombre supérieur de poissons adultes et de grande taille. Pour autant, cette mesure n’a aucun effet écologique mesurable sur la dynamique des populations. Elle ne permet pas d’amortir les effets de la dégradation du milieu en Franche-Comté, pas plus qu’elle ne permet de miraculeusement multiplier les truites dans les rivières du León. La mise en place du NK a donc tout du miroir aux alouettes : détourner l’attention des pêcheurs des vrais problèmes environnementaux sur lequel nous sommes complètement incapables de nous fédérer. C’est probablement là le véritable problème de fond posé par ce type de fausses-informations mille fois relayées et diffusées, qui n’ont de cesse d’alimenter depuis des décennies des oppositions stériles. Ces divisions internes, croissantes, participent à l’affaiblissement des structures représentatives et empêchent l’émergence dans nos rangs d’un mouvement global de contestation et de protestation, seul moyen d’établir un rapport de force capable de peser dans le débat environnemental.
L’urgence est là, nos rivières se meurent et les pêcheurs en sont encore à croire en des mirages…