La gestion patrimoniale est-elle en train de tuer la pêche associative ?

gestion patrimoniale

Derrière ce titre un brin provocateur, il est légitime de s’interroger sur les politiques de gestion piscicole opérées dans notre pays, à la fois parce que nos milieux aquatiques sont soumis à des pressions d’origine anthropique sans cesse croissantes, mais aussi parce que les effectifs des pêcheurs connaissent depuis plusieurs décennies une érosion plus ou moins forte, aujourd’hui de nature à remettre en cause le fonctionnement de la pêche associative. Il est notamment permis de questionner les tenants et les aboutissants de la tendance actuelle à la « gestion patrimoniale », c’est-à-dire l’arrêt des déversements de poissons domestiques avec pour objectif d’orienter les politiques de gestion vers davantage d’opération de protection et de restauration de la fonctionnalité des milieux aquatiques.

Dans cet article il sera d’abord documenté l’idée que la situation des populations de truite sauvage est aujourd’hui bien trop dégradée en France pour maintenir à elle seule une pêche de qualité. Ensuite, nous montrerons que certaines préconisations de gestion favorisant la gestion patrimoniale sont en réalité biaisées par une absence de réflexion historique sur l’état originel des populations de truite. Enfin, nous envisagerons des propositions constructives et réalistes ayant pour objectif de réinventer un « bassinage » intelligent et rationnel capable de contenter une large base de pêcheurs sans aucunement porter atteinte aux populations piscicoles sauvages en place.

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Un effondrement global qui rend la gestion patrimoniale caduque

Le premier élément examiné ici est un département « historique » de la pêche des salmonidés en France : la Haute-Vienne. Ce département du Limousin possède de nombreuses rivières à truite emblématiques comme la Vienne, la Gartempe, la Maulde, la Briance etc. Pourtant l’évolution des populations de salmonidés à l’échelle du département sur 30 ans est catastrophique (Figure 1). Les densités de truite diminuent partout et sur la grande majorité des bassins versant la truite est au bord de la disparition pure et simple, avec des chutes de densité spectaculaires sur la plupart des bassins versant de plus basses altitudes à l’ouest et au nord du département. Logiquement le PDPG du département de la Haute Vienne ne définit que 5 contextes comme étant conformes ou peu perturbés (12 % du total) [1]. On notera là encore que même sur ces contextes les mieux conservés, les densités de truites sont orientées à la baisse. Sur la Vienne amont classée « peu perturbée » les densités de truites ont été divisées par 3 (!), quant à la Couze, classée elle aussi « peu perturbée », les densités ont été divisées par 2 pour atteindre un niveau plancher avec 3 truites au 100 m² (300 ind./ha) (Figure 1). A la lecture de ces chiffres, on peut se demander si le plan de gestion du département ne surestime pas l’état réel des contextes en minimisant le niveau réel des perturbations. Avec 300 truites à l’hectare, il est illusoire d’espérer maintenir une activité de pêche de loisir un tant soit peu soutenue !

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pêche truite Haute Vienne
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Fig 1. Evolution des densités de truite dans le département de la Haute-Vienne depuis les années 70
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A ce stade de la réflexion, une première objection pourrait se faire jour : le cas de la Haute-Vienne n’est pas représentatif de la situation nationale. Examinons alors la situation de la truite à l’échelle nationale. L’OFB (ex AFB, ex ONEMA, ex CSP... il faut suivre !) a publié il y a quelques années une très intéressante synthèse sur l’évolution des peuplements piscicoles en France basée sur les données du réseau RHP (Figure 2) [2].

L’évolution des peuplements de truite sur seulement 20 ans sont cohérents avec les résultats précédents : presque partout l’espèce est en déclin avec des secteurs particulièrement touchés dont le Massif-Central globalement, de nombreuses stations de l’Est, du Centre, plus localement dans les Pyrénées. Seul un nombre limité de secteurs en Bretagne principalement et plus localement en Normandie et dans les Alpes voient une amélioration de la situation. On notera qu’il y a un biais dans les secteurs inventoriés par le réseau RHP : il s’agit surtout de cours d’eau de petites et moyennes dimensions. Il est fort probable que la situation des rivières de plus grand gabarit, qui sont plus difficiles à bien inventorier du fait de leur taille mais qui cumulent les facteurs de dégradation, subissent une situation encore plus défavorable. On le voit donc, la baisse est globale, massive et la situation se dégrade encore.

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pêche truite en France
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Fig 2. Evolution des densités de truites a l’échelle nationale (réseau RHP) depuis les années 90
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A la lecture de ces données une conclusion s’impose : la gestion patrimoniale revient de nos jours surtout à gérer le déclin, la pénurie, voire souvent à gérer la rareté quand ce n’est pas l’absence pure et simple. Avec pour conséquence objective le report de la pression de pêche (et de prélèvement) sur les dernières rivières abritant encore de solides populations de salmonidés. On peine à voir les avantages d’une telle gestion !

Comment peut-on alors expliquer l’engouement pour la gestion patrimoniale ? Une réponse possible est la sur-estimation du « bon état » des contextes piscicoles du fait de l’absence de prise en compte de référentiels historiques documentant l’état originel des populations de truites.     

De l’importance d’avoir des référentiels réalistes

Un des éléments essentiels à l’établissement de la gestion patrimoniale repose sur la notion de conformité à un référentiel tel qu’il est défini dans les plans de gestion. Cette notion de référentiel est difficile à définir et la note technique pour la conception des PDPG est d’ailleurs à ce sujet assez floue, comprenant une batterie de critères à la fois abiotiques (qualité d’eau, régime thermique...etc) et biotiques (indice écologique, peuplement de poisson... etc) [3]. La définition est la suivante :

"Contexte conforme : L’espèce (ou le cortège d’espèces) repère accomplit son cycle biologique (recrutement, croissance). Sa répartition est large à l’échelle du réseau hydrographique du contexte et sa (ses) population(s) est (sont) globalement à des niveaux d’abondance comparables aux valeurs attendues pour les milieux concernés (valeurs historiques connues, référentiels typologiques, indices piscicoles...). Des perturbations existent mais affectent globalement pas ou peu la (les) population(s) de l’espèce (ou le cortège d’espèces). Les milieux aquatiques sont de bonne qualité et fonctionnels pour l’espèce à l’échelle du contexte."

Afin de discuter du concept de référentiel, prenons un exemple qui se veut illustratif, sur une rivière proche du domicile parisien de l’auteur, une rivière salmonicole normande typique, qui paie un lourd tribu aux activités humaines. Taisons volontairement son nom pour éviter toutes stigmatisations inutiles. La Figure 3 reprend pour la même station d’inventaire piscicole du réseau RHP avec le même protocole de pêche, les données sur 20 ans d’abondance de la truite (Figure 3). La tendance des densités numériques rapportées à 100m de rivière est ici clairement à la baisse, même si la régression n’est pas significative. En effet, les densités numériques de truites sont fluctuantes car très dépendantes du recrutement naturel annuel qui dépend lui même fortement de l’intensité des crues notamment. Il est donc difficile d’extraire des tendances significatives sur ce type de données. Néanmoins le signal n’est pas orienté dans le bon sens : on passe en 20 ans, d’un peu moins de 20 truites pour 100m de rivière à un peu plus de 5.

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Densité truite
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Fig 3. Densité de truite sur une rivière Normande en fonction des années (Réseau RHP, station et protocole identiques)
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Pour réellement avoir une preuve irréfutable, il faut avoir des données de pêche complètes sur des séries temporelles beaucoup plus longues pour plusieurs stations. Autant dire que l’établissement d’un référentiel historique est très difficile voire impossible à constituer ! Il est toutefois possible de trouver des documents anciens, certes ponctuels et disparates, mais qui peuvent donner des indices sur les peuplements « historiques » de nos rivières. Dans le cas de la rivière Normande dont il est question ici, l’auteur a pu avoir accès à 6 inventaires piscicoles datant des années 60 (Figure 4). Ces documents tapés à la machine à écrire (!) et issus du Conseil Supérieur de la Pêche (CSP) donnent en moyenne des densités et des biomasses de truite fario qui oscillent entre 1000 et 1500 individus/hectare suivant les années et les stations pour des biomasses toujours supérieures à 100kg/ha (Figure 4, en haut). Si on analyse le même type de donnée plus récentes, à partir des années 2010 (Figure 4, en bas), les inventaires sont moitié moins importants en densité (autour de 500 individus/ha) les biomasses étant toujours nettement plus faibles (entre 20 et 40kg/ha, rarement plus). Dis autrement, les populations de truites accusent une forte baisse en densité et en biomasse, ce qui est cohérent avec les résultats précédents obtenus sur une série chronologique mieux suivie mais plus récente.

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pêche truite Normandie
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Fig 4. Comptes rendus d’inventaires piscicoles sur la rivière normande « historiques » (année 60, en haut) et récents (année 2010, en bas) avec tableau de synthèse et un histogramme de taille des salmonidés capturés
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De toutes évidences, la population de truite sur cette rivière est en mauvaise posture et le peuplement actuel est très loin de refléter le peuplement « historique » qu’on peut considérer comme référentiel. Quel est donc le verdict du plan de gestion du département concerné ? La réponse à de quoi surprendre : « peu perturbé ». Gestion préconisée : « patrimoniale »…

Avec 500 individus/ha de truite sauvage, les paniers ou les cartes SIM vont avoir beaucoup beaucoup de mal se remplir. Mais surtout, en regard des données historiques d’inventaire piscicole, le peuplement de truite de cette rivière est très altéré et en fort déclin, on est très loin d’un fonctionnement « peu perturbé » de la population de l’espèce repère du contexte. Quant à la gestion patrimoniale qui est préconisée ici, elle apparaît comme étant fortement biaisée par un référentiel inadapté qui sur-estime la fonctionnalité réelle du contexte. La gestion patrimoniale est ici de nature à clairement porter atteinte aux activités halieutiques qui sont d‘ailleurs logiquement basées sur les lâchers réguliers de truite portions. Si l’on veut maintenir une activité pêche non-anecdotique sur ce type de rivière, il faut donc innover en essayant de réinventer des pratiques d’empoissonnement intelligentes et adaptées aux demandes locales sans nuire aux populations de truites sauvages (si il en reste !).

Réinventer un « bassinage » intelligent, rationnel et fédérateur

La pêche associative a besoin d’un « newdeal » en matière de gestion. Cette nouvelle donne passe bien sûr par une gestion patrimoniale là où les densités de truite sont élevées, sur les dernières rivières en bonne santé. Ces rivières existent encore, c’est évident, mais les éléments de preuve donnés dans cet article montrent qu’elles deviennent rares. On peut en outre légitimement se demander si les empoissonnements massifs qui ont été pendant longtemps opérés par la plupart des associations de pêche dans tout le pays n’ont pas aussi contribué à artificiellement « gonfler » le potentiel halieutique de nombreuses rivières. En abandonnant ses piscicultures, ses lavoirs transformés en bassin de grossissement ou ses ruisseaux pépinières généreusement abondés en boîtes Vibert chaque hiver, on peut se demander si la pêche associative ne s’est pas tiré une bien belle balle dans le pieds. En ajoutant à cela les progrès en matière d’épuration domestique qui ont contribué à diminuer le niveau trophique de nombreuses rivières peu productives, on obtient un tableau certainement davantage plaisant a l’œil mais hélas qui n’est plus de nature à contenter la plupart des pêcheurs de truite.

Pour autant, ici et là, fédérations, AAPPMA, associations de pêcheurs spécialisées... agissent et innovent en matière d’empoissonnement avec pour objectif de faire plaisir aux pêcheurs, ce qui n’a rien de honteux, faut-il le rappeler ! On pourra tout d’abord mentionner la création de « parcours loisirs » bien balisés, régulièrement abondés en truites capturables sur de faible linéaire de manière à maximiser le taux de capture de ces poissons déversées (exemples dans le 65, le 09). L’existence de parcours « hivernaux » en NK sur des rivières de seconde catégorie où l’on déverse régulièrement des truites pour satisfaire les pêcheurs en période de fermeture (exemple dans le 31 et le 34). Des réservoirs  « mouche » associatifs pour ceux que la pêche en plan d’eau intéresse (exemple dans le 42). Des parcours automnaux pour la pêche de l’ombre commun d’origine domestique (exemple dans le 43). L’introduction d’espèce disparue mais historiquement présente (exemple de l'ombre commun sur la Sioule dans le 63). On notera aussi en seconde catégorie des initiatives potentiellement inspirantes comme des cagnottes sur internet pour financer des rempoissonnements (exemple dans le 12) ou encore l’organisation de compétitions dont les bénéfices sont investis en black-bass ou en carpe (exemple dans le 46)... etc etc.

On le voit, les idées et les initiatives ne manquent pas, loin du dogme de la gestion patrimoniale qui condamne, à terme, toutes activité pêches récréatives faute de ressources piscicoles sauvages suffisantes. Ces bassinages ne nuisent pas non plus aux populations de poissons sauvages, les truites lâchées étant rapidement capturées car concentrées au même endroit, canalisant la pression de pêche sur des points précis. Elles ont en outre l’avantage de ne pas reporter la pression de prélèvement sur les truites sauvages. De plus, le risque génétique est nul. Et quand bien même on voudrait s’en assurer complètement, le recours à des poissons stériles est toujours possible…

Bien sûr, ces bassinages coûtent cher et l’argent manque, c’est probablement le vrai point d’achoppement. En effet, la gestion patrimoniale ne coûte rien, ce qui est un avantage certain pour des gestionnaires confrontés à une baisse constante des rentrées d’argent. Cet élément financier pose bien sur la question des choix opérés dans les fédérations et les associations. Depuis plusieurs décennies le choix a été de recruter du personnel technique, c’est un choix positif qui a amené au sein des fédérations des compétences utiles, des salariés souvent passionnés et fortement investis. Mais cette orientation a son revers, celle de rogner progressivement les marges de manœuvres opérationnelles et de rendre nécessaires des ajustements à la hausse des tarifs de carte de pêche particulièrement impopulaires dans les rangs des pécheurs. On rentre ainsi dans un cercle vicieux où l’insatisfaction des pêcheurs grandit faute de ressources piscicoles suffisantes, entraînant une baisse des effectifs et des rentrées d’argent, cette baisse conditionnant l’augmentation du prix des cartes et amplifiant d’autant le phénomène de désaffection (et ainsi de suite).

L’ensemble de ces éléments plaident donc pour la redéfinition d’un nouveau compromis de gestion basé notamment sur des pratiques de bassinage intelligentes, rationnelles et sans risque pour les faunes autochtones. Il est urgent d’en finir avec le dogme de la gestion patrimoniale qui est en train de ruiner les fondements et les valeurs d’un loisir populaire et ouvert à tous. La sauvegarde de la pêche associative est en jeu, et par ricochet l’avenir de ceux-là même qui sont à peu près les seuls à se soucier réellement de la protection de nos rivières : les pêcheurs à la ligne.

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pêche arc en ciel
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Références

[1] http://www.federation-peche87.com/pdf/plaquette-truite.pdf

[2] https://www.eaufrance.fr/sites/default/files/2018-06/poissons_1990-2009_201305.pdf

Remerciements

Merci à Olivier Plasseraud pour ses commentaires constructifs sur la version initiale de cet article.

A propos de l'auteur

Pour Jonathan Filée, la passion de la pêche des salmonidés est arrivée sur le tard, la trentaine passée. Natif de la province du Hainaut en Belgique, il a grandit au…