Vous le savez désormais, chez Truites & Cie, nous mettons un point d’honneur à aborder les thématiques de gestion & environnement de la façon la plus dépassionnée et rigoureuse possible. Aussi, lorsque l’occasion s’est présentée de nous entretenir avec le directeur d’une FDAAPPMA pyrénéenne pour parler halieutisme en 2022, nous avions prévu 2h pour réellement creuser le sujet… figurez-vous qu’au final, une demi-journée n’aura pas été de trop tant le débat fut riche ! Laurent Garmendia a répondu aux questions de la rédaction (représentée pour l'occasion par le guide de pêche local Matthieu Vieilhescazes et le rédac' chef Simon Scodavolpe) de manière fouillée et très documentée. Nous allons parler dynamique de population salmo et réglementation pêche, sur fond d’attentes et revendications des adhérents. Débutons cette série de 3 (longs) articles visant à mieux comprendre les tenants et aboutissants de la gestion de la pêche de la truite en France en 2022 :
Salut Laurent, c'est parti pour ce premier entretien qui va explorer la thématique de l’halieutisme en se basant sur ton expérience dans le département de l’Ariège. Et comme on est sur Truites & Cie, on va se focaliser sur les Salmo qui restent l’espèce phare du 09, bien que vous ayez également un réseau de deuxième catégorie piscicole. Commençons par la base de tout, qui sont les pêcheurs de truites en Ariège, notamment en matière d’âge et de profil ?
Vous vous souvenez sans doute du passage de la carte de pêche format papier à la carte sur internet en 2010. 3 fédérations du sud de la France (09, 66 et 11), aidées par leurs homologues du club halieutique, allaient tester la méthode de vente des cartes sur internet. On est donc parti tête baissée avec les FD des Pyrénées Orientales (66) et de l’Aude (11), puis face au succès obtenu, la FNPF a élargi la démarche au niveau national et a créé le site cartedepeche.fr que tout le monde connaît aujourd’hui. Dans ce contexte, on a pu pour la première fois obtenir un fichier total des adhérents et on allait pouvoir l’exploiter. Jonathan Filée a repris les éléments de nos synthèses 2010-2014 sur Truites & Cie (NDLR : lire l'article ici), nos collègues de Corrèze ont également produit un excellent document consultable sur leur site. Qu’est-ce qui ressort ?
Tout d’abord précisions que si vous m’aviez posé la question en 2009, je vous aurais dit « le système est vieillissant et son renouvellement est limité, je ne donne pas cher de notre peau dans 30 ans ». Puis on a commencé le traitement du fichier obtenu suite aux ventes sur internet et là on s’aperçoit qu’au niveau des cartes majeures interfédérales, 50% des adhérents ont entre 39 et 54 ans : première très bonne nouvelle ! C’était vraiment contre intuitif notamment au vu de la moyenne d’âge des pêcheurs qui se présentaient régulièrement dans les locaux de la FD09 pour prendre la carte. Ensuite, on est allé regarder sur le réseau ariégeois les pratiquants très fidélisés, ceux qui prennent la carte pendant 5 ans de rang, verdict : 50% d’entre eux ont entre 45 et 66 ans, donc ils sont à peine plus âgés que le pêcheur lambda qui prend une interannuelle… A l’opposé si l’on regarde du côté des journalières, on remarque que 50% des adhérents ont entre 25 et 46 ans, donc on a un vrai rajeunissement sur les journalières !
Tiens à propos des cartes journalières, est-ce qu’il arrive que ses adhérents soient suffisamment assidus pour se « convertir » à la complète malgré la différence de prix notable ?
Puisque ce sont les cartes peu chères et de courtes durées (journalières et hebdomadaires) qui rajeunissent le fichier des pêcheurs, se pose en effet la question de leur prix ! A l’époque, la création de la carte journalière disponible dès l’ouverture a suscité des inquiétudes majeures car certains pensaient qu’elle allait tuer la carte complète ! Mais cette crainte n’est pas fondée : on observe que les pêcheurs passant de la carte annuelle à la journalière l’année suivante sont bien inférieurs à ceux qui passent de la journalière à la complète, cette peur est une croyance qui a conduit à avoir une journalière trop chère à mon goût (15 euros) pour inciter les pêcheurs à prendre une complète.
En matière d’effectifs ça donne quoi ?
J’y viens avec l’autre nouvelle très importante sortie de cette étude qui concerne la fidélisation d’une année sur l’autre, est-ce qu’on retrouve à l’année N+1 les pêcheurs de l’année N ?
Là, on a observé des variations énormes, avec des pertes annuelles systématiques de 30% à 40% d’adhérents alors que le chiffre global reste assez stable : entre 6500 et 7000 cartes complètes interfédérales majeures…
Donc une petite FD sans centre urbain majeur comme la notre, a touché en 6 ans plus de 14 000 pêcheurs qui ont pris une interfédérale ou une majeure et pourtant on en vend que 6500 à 7000 par an ! Il y a donc beaucoup de gens intéressés par ce loisir dans l’Ariège (presque 10% de la population active en 6 ans quand même !) mais « on en vend que 6500 par an »…. Donc beaucoup de gens abandonnent ce loisir ! Pourquoi ? Insatisfaits ? Ils vont voir ailleurs ? Si on prend les flux migratoires pour expliquer ce turn-over, ça ne marche pas ! Donc d’où viennent ces gens ?
Ainsi, à la place d’un système que je pensais vieillissant et en difficulté, on se retrouve avec un système dynamique et exploité de moitié, ce n’est pas anodin ! C’est un message fort à faire passer pour commencer cet entretien : notre loisir n’est pas entrain de péricliter. Et ce n’est pas qu’un phénomène ariégeois, d’autres collègues ont obtenu les mêmes résultats !
Laurent Garmendia est né en 1973 et a fait ses premières armes de pêcheur sur les rivières de Gironde avant de découvrir les Pyrénées à l'âge de 12 ans. Cette révélation lui a donné le goût de la pêche de la truite à la mouche qu'il partage avec celle du saumon atlantique toujours au fouet, et du bar aux leurres dans les baïnes du sud-ouest. Sa passion l'a conduit à entreprendre un cursus universitaire en biologie pour devenir ingénieur spécialisé sur les salmonidés. Laurent a débuté sa carrière professionnelle au Conseil Supérieur de la Pêche avant de rejoindre la fédération de pêche de l'Aveyron puis celle de l'Ariège en 2007 dans laquelle il occupe le poste de directeur. Il se définit lui même comme un défenseur très engagé des dernières "eaux libres" et constitue l'un des référents dans l'étude des impacts de l'hydroélectricité en France.
Une fois ce constat plutôt réjouissant posé, venons-en aux attentes de ces pêcheurs de truite ! Comment les perçois-tu en Ariège ?
Ce sujet est très intéressant car il touche à la psychologie et à la sociologie… des mécanismes de relations sociales complexes interviennent et il est impossible d’y répondre simplement… La réponse est hyper polymorphe !
D’emblée, prenons le cas de l’ouverture : la sur-fréquentation ce week-end là est énorme (75% des cartes complètes annuelles sont vendues juste avant cette date), elle montre sans doute en partie que les gens ont été éduqués historiquement autour des poissons surdensitaires et que bon nombre de pêcheurs veulent encore en attraper ! Sinon comment peut-on expliquer que tant de pratiquants vont massivement au bord de l’eau début mars alors que cette période n’est pas la meilleure loin de là en montagne pour les Salmo ? Ce n’est pas uniquement pour le côté festif, c’est aussi probablement parce que ça coïncide avec les lâchers les plus massifs de poissons surdensitaires de l’année ! On a également comme indices une forte fréquentation des parcours touristiques et des observations quotidiennes simples : le nombre de coups de téléphone reçus à la FD, de messages sur la page facebook pour connaître les dates et lieux de lâchers ou des discussions récurrentes avec des gens qui se plaignent constamment du prix de la carte « parce qu’ils ne pêchent qu’au mois de mars, après ça ne vaut plus le coup » (sous entendu, on n’en prend plus quand il n’y a plus de bassines…).
Dans la même lignée, prenons les lacs touristiques de l’Ariège, Lhers et Bethmale, on y vend 7000 cartes, c’est important ! Si vous demandez à l‘AAPPMA du Balamet qui gère Bethmale les attentes des pêcheurs, on vous répondra que ceux qui payent 17.90 euros la journée pour 10 truites, ils s’en moquent totalement de savoir s’ils ramènent une arc-en-ciel, une fario ou un saumon de fontaine, tout le monde se fout de savoir si c’est de la truite de Pays ou pas… c’est un salmonidé, c’est génial, point !
Voilà qui sont les pêcheurs occasionnels sur les parcours touristiques, et attention, il n’y a pas uniquement des touristes, beaucoup de nos pêcheurs en font partie…
De la même façon sur la notion de satisfaction au niveau de la basse Ariège, je n’ai aucun retour de mécontent suite au passage au quota à 2 fario / jour : aucun mauvais retour ! Pourquoi ? Parce que d’abord la très grande majorité de ces pêcheurs ne faisaient pas les 2 poissons autorisés et surtout parce que les AAPPMA ont répondu avec de l’offre : lâchers diffus de truites arcs-en-ciel comme à Pamiers ou Varilhes avec des périodes identifiées et une limite à 10 poissons 2 fario max, ou parcours surdensitaires bornés comme à Tarascon sur Ariège (5 poissons 2 fario max). Prendre du poisson et le ramener est une finalité pour une majorité d’adhérents, surtout les occasionnels et une partie des fidèles. C’est une réalité. Le système associatif se doit de répondre à cette demande, ce qui n’est pas sans difficulté pour nous, mais je ne peux pas envisager la pêche en Ariège sans parcours loisir avec du déversement !
Là tu nous décris un profil de pratiquant presque absent des canaux de la communication pêche moderne que nous fréquentons, mais qui visiblement se révèle toujours bien présent sur le terrain… ces pêcheurs-là paraissent assez ringards aux yeux de certains de nos compatriotes, j’imagine que ces déversements de truites portion sont quand même remis en question non ?
Oui régulièrement, mais les mécanismes psychologiques sont tellement complexes chez les pêcheurs ! Il y toujours ce côté « poissonnerie », « sang sur les mains » un peu sale et mal vu autour de la pêche des truites de pisciculture et ça se matérialise parfois. C’est l’histoire du pratiquant qui va accepter de pêcher un parcours bassiné, mais s’il est seul dessus et qu’il en prend 3 difficilement, alors il va se raconter une histoire géniale… si ce même pêcheur se retrouve sur un autre parcours surdensitaire au milieu de 20 autres types, qu’il fait facilement le quota dans la matinée comme tous les autres, il conclura « c’est quand même pas terrible cette pêche »… C’est le rapport à l’autre qui fait la valeur du panier. Même histoire pour celui qui ne fait que 5 truites lâchers avec 2 fario de pisciculture en plus des arcs, il va faire taire son collègue qui a 10 arcs en lui expliquant que lui, « il a 2 sauvages »…
Ah oui... les fameuses "sans nageoire à points rouges" !
Entre parenthèses, c’est ce qui explique que pour un gestionnaire, c’est toujours intéressant de mettre de belles, au sens morphologique, fario au milieu des arcs dans un surdensitaire.
Bref, il y aurait un vrai travail de sociologie à mener et je ne suis pas compétent pour le faire ! Que veulent les pêcheurs tu demandes ? Hé bien souvent tout et son contraire, les quelques enquêtes auprès des pêcheurs sur le terrain ne nous ont jamais permis de sortir la moindre trame si ce n’est : « on veut prendre des poissons »… ça OK... le reste, ce qui se joue entre eux, c’est d’une rare complexité…
Pardon d’insister mais on est assez cartésiens chez Truites & Cie, il n’y a vraiment aucune étude récente qui illustrerait le fait que les attentes et donc les ressentis sur l’offre actuelle sont multiples ?
Dans le 65, on a une enquête contemporaine avec des résultats intéressants : est-ce que les pêcheurs sont contents du nombre de poissons capturés ? Moins de 31% sont insatisfaits et plus de 30 % sont satisfaits, entre les 2, bof… ! Même question sur la taille : 29 % sont insatisfaits et 32% sont satisfaits ! Tout ça est très partagé.
… bon on voit clairement que c’est moins tranché qu’on ne le pensait ! Quelle autre grande tendance observes-tu au quotidien ?
Bien sûr, on ne peut pas en tant que gestionnaire éluder la montée en puissance d’une nouvelle génération. Si je prends l’école de pêche de l’Ariège, nos 2 animateurs Bastien et Julien forment des jeunes qui ne tuent pas les poissons, on leur apprend l’hydrologie, le fonctionnement d’un bassin versant, les postes à truites sauvages, on fait principalement du qualitatif. On forme des gamins dont on pourrait penser, quand ils auront votre âge, qu’ils demanderont la différence génétique entre une truite du Nabre et une des Bésines plutôt que le point GPS du prochain lâcher d’arcs-en-ciel !
Cette génération est bien là et c’est intéressant de la faire témoigner, car j’aurais pu penser que cette jeunesse était focalisée sur la pêche aux leurres des grosses truites en grande rivière, c’est l’impression que donne en tout cas la lecture du web. Donc on a fait faire une enquête l’an dernier et cette année au lycée agricole parmi les jeunes qui sont inscrits à l’option pêche au bac. Ce sont des ados qui évoluent entre la seconde et la terminale, donc un petit échantillon certes mais quand même, on leur a demandé : qu’est-ce que vous préférez, secouer des gros poissons dans des milieux un peu abîmés ou aller en montagne dans de beaux biotopes attraper des truites de 18 cm et de rares 25 ? J’aurais prédit 80% grosses truites… hé bien c’est l’inverse (60-70%) parmi ceux qui passent entre nos mains ! Totalement contre intuitif ! Ça paraît anodin vu la taille de l’échantillon, mais j’y vois une bonne nouvelle : d’abord à titre personnel, je n’ai pas fait ce métier uniquement pour améliorer la pêche des grosses truites dans des milieux mal en point, j’ai aussi fait ça pour améliorer et sauver les eaux libres et sauvages, et savoir que ça intéresse encore les gamins me motive pour aller au boulot. Deuxième point : on sait qu’on ne pourra pas fournir à toute la génération qui arrive des truites de 60 cm dans des grands milieux qui sont souvent perturbés (voire très perturbés), on le verra ensuite, il faut que les jeunes se diluent sur le réseau sinon on se dirige tout droit vers un gros problème.
Là encore, c’est surprenant ! Même si notre prisme est forcément biaisé par nos fréquentations et notre (trop ?) grande lecture du web, on s’attendait à ce que tu nous parles en priorité de types qui veulent aujourd’hui « prendre des gros poissons pour les remettre à l’eau »… Nous baignons à longueur de journée dans ce microcosme-là avec souvent d’ailleurs, malgré le côté élitiste du no-kill, une acceptation assez importante des poissons de bassine… tu n’as qu’à voir l’omniprésence des français de cette catégorie-là sur les tailwaters espagnoles en intensivos… en définitive, peut-être que les pêcheurs de truite modernes les plus « naturalistes » placent la taille du poisson au second plan, comme les jeunes que vous côtoyez.
Oui mais à la différence de vous les gars, c’est qu’avec mes collègues, on est dans un MACRO-cosme parce qu’on voit du nombre, le gros de la troupe ; et croyez-moi, clairement, la majorité des types ne se posent pas la question de savoir si le morphotype date d’une ancestrale avec l’allèle LDH5… (sic).
Pour résumer ce point, j’avoue franchement qu’on a peu de data, je ne vais pas vous raconter de salades. Ce que je sais, c’est qu’in fine, FD et AAPPMA doivent organiser la pêche en fournissant des truites portion sur des parcours bien identifiés, parfois en no-kill. On doit aussi fournir quand on dispose des milieux idoines des truites sauvages, parfois sur des parcours sans tuer, on doit fournir des trophées sur les grandes rivières, sauvages ou surdensitaires, et on doit aussi fournir une pêche de qualité en lac de montagne… le problème, là où ça se complique et où le système associatif ne sait pas faire, c’est quand on nous demande des truites sauvages mordeuses comme des surdensitaires, des sauvages grosses sur des cours d’eau de gabarits moyens où elles grossissent peu, des truites trophées qui gobent,…etc.
Ah bon, vous n’êtes donc pas magiciens malgré le prix que l’on met dans la carte de pêche ? (rires)
Quand vous demandez aux pêcheurs « qu’est-ce que vous voulez ? » c’est un cauchemar statistique ! Beaucoup ne savent en définitive pas ce qu’ils veulent ! Ils veulent prendre, mais le « quoi » devient un fourre-tout pétri de contradictions….
Venons-en à l’halieutisme, qu’est ce que l’halieutisme en Ariège Laurent ?
Pour moi la définition n’a pas de limite géographique, l’halieutisme, c’est permettre et faciliter la pratique aux adhérents. C’est la mission première d’une AAPPMA. Voilà. Elle tient en premier lieu au fait que partout en France, sauf sur les eaux domaniales, on pratique sur de la propriété privée donc l’halieutisme, c’est d’abord nous permettre à tous de passer à pied chez quelqu’un ! J’insiste particulièrement sur ce point. L’halieutisme c’est accéder à la rivière avant de prendre du poisson, simplement accéder… mais c’est déjà une énorme victoire que de pouvoir atteindre la rivière sans se retrouver face à un propriétaire très mécontent ! Et nous, on a l’impression que c’est acquis tout ça tout ça parce qu’on a payé 100 €, mais pas du tout ! Peut être qu’une AAPPMA paumée au fin fond d’une vallée qui ne communique pas donne l’impression « de ne rien faire » aux yeux des pêcheurs sur les réseaux sociaux, mais pour moi, elle fait l’essentiel c'est-à-dire connaître les propriétaires et permettent à tout pêcheur d’accéder aux cours d’eau !
Cet élément est en dehors des radars de tout le monde, y compris et surtout des plus grands pourfendeurs du système alors que ça pèse vraiment lourd dans la balance et bien plus que toute autre chose !
C’est une excellente chose que de le souligner ici car effectivement personne n’en parle, par méconnaissance ou en considérant peut être que c’est un dû… cet élément est-il selon toi une des plus grandes forces du système français ?
Absolument, notre système associatif est sujet à de très nombreuses critiques mais il a construit une organisation qui pour 100 € /an nous permet de faire un coup du matin sur un affluent de l’Ariège et le soir sur le gave de Pau. Cet héritage est central et on se doit de le défendre ; en tout cas c’est une des volontés premières des membres du conseil d’administration qui m’emploie : une pêche partout et pour tous.
Bon, maintenant que j’a dit ça, accéder c’est bien, capturer c’est mieux !
Alors que fait-on ?
Sur du poisson lâcher, c’est simple on sait faire : une mise en charge en rapport à une fréquentation et une surface de parcours. C’est le cas des parcours loisir, on sait la quantité qu’il faut mettre sur une rivière d’une largeur donnée pour amuser les gens pendant 3 ou 4 jours. Pas de problème. On peut reparler de la psyché du pêcheur ici : la satisfaction ne sera malheureusement jamais complète.
Pour les poissons sauvages, ça se complique de suite car le code de l’environnement intervient et c’est ce qui nous différencie de certains pays à l’étranger notamment. En France, on a des plans de gestions à fournir aux services de l’état qui doivent les valider. Sur les cours d’eau vierges ou avec peu d’impacts anthropiques, on laisse faire les cycles naturels avec les populations en place, c’est la gestion patrimoniale.
Comment définissez-vous le mode de gestion, patrimoniale ou non ?
Nous devons caractériser la fonctionnalité des systèmes pour les poissons grâce à notre expertise technique et les classer comme conformes, perturbés ou dégradés. Je prends un exemple : dans un débit réservé au 1/10ème du module, la rivière est privée d’une partie de son eau donc elle peut être classée en milieu perturbé. Tu as des biomasses de truites plus faibles que dans un cours d’eau naturel mais les truites maximisent l’espace disponible et donc dans ce cas précis, ça sert à rien de l’aleviner dans l’espoir d’enrichir ou consolider la population puisque les truites occupent l’habitat réduit. Dans les milieux conformes du point de vue de la réalisation du cycle vital de la truite, le code de l’environnement réclame une gestion sans déversement.
Donc c’est ça le graal pour un directeur de FD, la gestion patrimoniale ?
Et c’est là que tu commences à percevoir les paradoxes du métier : quand tu fais ce boulot pour la qualité des milieux aquatiques et qu’on te dit que dans le département tu peux faire 80% de patrimonial, tu te dis « OK excellente nouvelle mais comment va-t-on faire pour améliorer la satisfaction des pêcheurs sur les poissons sauvages » ? C’est un étau cette affaire, parce que le « on n’a que du patrimonial » signifie de facto « on ne peut pas faire grand-chose », vous voyez le merdier ? On va œuvrer d’un côté pour retrouver une conformité d’un Lez, d’un Salat en améliorant l’hydrologie impactée fortement par l’hydroélectricité, tout en sachant que derrière, le patrimonial arrive et avec lui l’insatisfaction des pêcheurs qui va avec… on se bat pour créer de l’insatisfaction aujourd’hui ! Quel paradoxe !
De l’insatisfaction pour le gros de la troupe des pêcheurs qui rame sur ces parcours en gestion patrimoniale c’est ça ? Nous on connaît même des bons qui y rament souvent !
Oui parce que nos truites sauvages de nos rivières patrimoniales ariégeoises sont névrosées, farouches au possible ! Un pêcheur occasionnel qui va sur l’Alet, il fait quoi le gars ? On a la réponse dans la question… rien !
Cours d’eaux privés ou publics ?
La propriété du terrain occupé par un cours d'eau est définie par la loi depuis 1898. On distingue deux catégories de rivières :
- celles qui sont navigables ou flottables (domaniales) : elles appartiennent au domaine public (l'État), et sont dans certaines conditions utilisables par le public ;
- celles qui ne sont ni navigables ni flottables, qui sont régies par le droit privé (code civil, code rural, code de l'environnement), soumises au Plan de Gestion et dont la berge et le fond appartiennent à un propriétaire et ce jusqu’à la moitié du lit. Cela représente l'immense majorité du linéaire de première catégorie français. Dans ce cas, les AAPPMA ont besoin de l’autorisation des propriétaires et des riverains des cours d’eau pour pouvoir pratiquer la pêche !
Faisons un point dans le raisonnement : tu es entrain de dire que le patrimonial c’est pas terrible pour la satisfaction pêcheur, les poissons sauvages sont barjots mais alors, pourquoi les gens qui vont à l’étranger, y compris sur du poisson sauvage, trouvent ça génial ?
Avant toute chose, l’important est de définir les variables qui induisent notre satisfaction à l’étranger :
Le nombre d’habitant au km² et l’occupation des sols : si t’as pas grand monde et qu’en plus l’environnement n’est pas détruit par l’agriculture intensive, ça règle déjà une grande partie du problème.
On va ensuite mesurer l’accès physique à la zone de pêche. Souvent je compare la Nouvelle-Zélande à l’Ariège : si je vous dis pour aller pêcher le Garbet, on se gare à Saint-Girons et on finit à pied, ce n’est pas la même limonade que de monter en bagnole au Garbet ! Beaucoup de gens qui vont à l’étranger payent cher, se déplacent parfois en hélico, font des rando de 4h non pas pour atteindre des ruisseaux de 3m de large comme chez nous… quand on marche 4h en Ariège, on se retrouve sur des plateaux d’altitude à 2000 m où l’eau est à 4 degrés 4 mois par an et où les truites font 14 cm en moyenne… il y a beaucoup de pays où tu peux atteindre des rivières de 40m de large quand tu marches 4h, c’est une question d’environnement et d’infrastructure ! Un point primordial donc pour la satisfaction pêcheur : quel calibre du cours d’eau pour quel effort physique ?
Autre variable et non des moindres : la culture et l’histoire locale. Est-ce que les locaux pêchent et mangent les poissons ? Si vous allez dans un pays avec une culture anglo-saxonne où l’on ne connaît pas le poisson fris à l’huile d’olive, ce n’est pas la même chose que si les locaux les mangent systématiquement !
Ensuite, quatrième variable : l’accès, au sens du droit de pêche, autrement dit pêche libre et pas chère pour les locaux ou payante et restreinte à des portions de cours d’eau voire en plus très contingentée avec numerus clausus ? est-ce que locaux sont virés ou y ont accès ? Si je vous dis, on met 5 pêcheurs max par jour sur toute la vallée de l’Arac, ce n’est pas la même chose que 120 potentiellement !
Dernier point crucial : la quantité des espèces présentes. Si naturellement tu ajoutes à l’Ariège des populations d’arc-en-ciel sauvage en abondance, c’est plus du tout pareil au niveau du ressenti pêcheur ! Les gens fantasment sur les tailwaters américaines, parlons-en, on a beaucoup de résultats de pêches électriques sur ces portions qui sont souvent du type 80% de fario et 20% d’arc. Quand ces mêmes gestionnaires étudient les carnets de captures des pêcheurs qui fréquentent l’endroit, les résultats sont systématiquement inversés, de l’ordre de 80% d’arc et 20% de fario… c’est aussi énorme que ça en matière de différence de capturabilité entre les 2 espèces ! Inutile de dire qu’il vaut mieux une population mixte quand on veut optimiser la capturabilité de sa pêcherie…
Bon, si on répond favorablement à tous ces critères la pêche sera de qualité ! Toutes ces variables surtout si on les additionne font que la France fait pâle figure à côté d’autres pays ! Si en plus tu rajoutes par-dessus ça du déversement de poissons surdensitaires alors là tu as des pêches mémorables !
Donne-nous un exemple proche de chez nous s’il-te-plaît !
Je repense par exemple au Val d’Aran et à la Garonne espagnole au début des années 2000 quand on montait faire la fermeture décalée sur ce secteur voisin. En plus de la culture qui changeait et du côté festif de l’Espagne, on se penchait sur chaque pont et on retrouvait la France des années 70/80 : des truites de 25-30 partout devant les blocs en train de nympher, prendre des mouches en surface… le paradis, tout ce qu’on avait perdu chez nous. Le problème, c’est qu’en dézoomant un peu ta vision et en observant l’environnement, tu voyais des gros barrages, des éclusés de malade tout au long de la journée, des rares moments de stabilité, un cours d’eau portant les stigmates de ces éclusés en fréquence et en amplitude et là, tu te dis : qu’est-ce que c’est cette histoire ? Chez nous les mêmes éclusés dézinguent tous les alevins émergeants et post-émergeants en avril alors qu’ici, y’a des poissons partout ! Donc tu pêches, c’est formidable, tu prends des beaux poissons et les français que tu croises là-bas ont tous le même discours : « en France, on est des cons, on a rien compris, c’est en Espagne que ça se passe…» bon… En cherchant bien car c’était très difficile d’avoir les infos à l’époque, on a d’abord appris qu’ils déversaient des poissons surdensitaires… bon… puis, qu’ils mettaient en réserve une partie des affluents, qu’ils les vidaient régulièrement en pêche électrique pour tout remettre dans la Garonne… on avait donc un système totalement artificialisé qui n’aurait jamais pu produire naturellement tout ça (comme chez nous donc), mais par un bidouillage futé de gestion, ce système artificialisé laissait croire aux gens qu’ils avaient à faire à des poissons naturels… et donc qu’il avait des bons d’un côté de la frontière et des cons de l’autre !
Sauf que chez nous on n’est pas autorisés à vider 1/3 du linéaire du ruisseau du Nabre pour le déverser dans l’Ariège dans le secteur à éclusées d’Ax-les-Thermes !
La manière efficace de faire croire au type qu’il vit une histoire d’amour alors qu’il est au bordel comme dirait l’autre* ! On croit savoir que le cas de la Garonne est loin d’être isolé en Espagne à ce propos…
Oui mais c’est justement ce « laisser croire » qui est un réel problème et nous éduque mal sur ces questions ! Si le gars n’a pas l’œil sur les éclusés, sur le marnage, il ne peut pas s’imaginer que naturellement là-dedans il y avait à l’origine comme en France, à peine 1 000 individus à l’hectare… On avait en plus dans ce cas précis la variable contingentement grâce au système des cotos associée à celle du No-Kill donc à cet endroit : déversement + limitation du nombre de places + No-Kill étaient la clé du succès !
Globalement, les gens ne se rendent pas compte qu’ils sont des clients et que le gestionnaire fait tout pour favoriser la capturabilité des truites. Les gestionnaires ne travaillent pas sur l’abondance, mais bien sur la capturabilité… même avec un stock un peu maigre, c’est pas grave, à condition de réduire la fréquentation, de bien penser les déversements, de faire pêcher au meilleur moment…etc tu décuples la capturabilité alors que le client met ça sur le compte de l’abondance en se leurrant. Cet élément est central dans notre discussion.
Mais pourquoi donc les pêcheurs sont-ils aussi peu lucides sur cette question ?
Pour bien comprendre cette histoire de variables, imaginons un cas à l’étranger avec une ou plusieurs de ces variables idéalement placées (éloignement, contingentement…etc) et qu’en plus le gestionnaire local nous mette dans ce contexte une mesure de réglementation pêche restrictive par-dessus, du style : « non mais chez moi les gars, c’est 3 poissons par jour et par pêcheur, elle s’est reproduite au moins 2 fois… ». En rajoutant cette variable, le gestionnaire fait attribuer la réussite des pêcheurs à ladite mesure et non à l’environnement de sa pêcherie (les fameuses variables précédemment énoncées)… tous les pêcheurs vont mettre la qualité de l’endroit sur le compte de la mesure réglementaire tout simplement parce qu’ils se disent qu’elle est transposable à la France ! Donc derrière la mesure réglementaire, ils ne voient pas le reste et on est parti sur l’erreur classique : mesure réglementaire restrictive = on sauve les poissons donc on a de l’abondance donc je suis satisfait. C’est l’erreur de raisonnement fondamentale de ceux qui vantent la pêche à l’étranger parce que le distingo n’est pas fait entre capturabilité et abondance.
Attends, mais il existe quand même des endroits à l’étranger où la pêche est bonne et pas seulement à cause d’une forte capturabilité du cheptel, mais aussi parce que les parcours sont littéralement blindés !
Bien sûr, il existe encore des endroits où le gestionnaire n’a pas besoin de bidouiller les variables pour améliorer la pêcherie. Il arrive que les choses, les abondances, se suffisent à elles-mêmes, exemple : tailwater américaine, énorme barrage qui balance une eau à 14 degrés en plein été, avec des obligations liées à la culture pêche locale faites à l’industriel de turbiner judicieusement pour préserver le recrutement (pour 40 millions d’américains la pêche ça signifie quelque chose !), 50m de large, milieu hyperproductif avec des herbiers partout, des 1+ qui font 25 cm, avec disons allez, des arcs présentes naturellement. Dans ce cas là je vais vous dire, pas besoin de contingenter, y’en a pour tous les goûts, bateau, du bord, et toutes les couleurs ! C’est la fête pour tous les pêcheurs ! Même chose, on peut mettre à cet endroit une fenêtre de capture par exemple et retenir en rentrant de voyage que c’est elle qui fait tout… mais mort de rire !
La recette c’est donc : tu crées artificiellement ou tu disposes naturellement d’un paradis. A ce paradis tu rajoutes une pastille qui s’appelle « restriction réglementaire » et tu ne retiens que ça…
… la fameuse « théorie de la pastille », on la garde celle-là si tu veux bien ! On la ressortira à tous ceux qui rentrent de voyage sans avoir refermé le livre du conte de fée !
On pourrait multiplier les exemples à l’infini, j’ai en mémoire un reportage qu’on avait effectué avec Lionel Ainard sur le San en Pologne pour une revue à l’époque où un français détenait les baux de pêche, hé bien qu’est ce qu’il avait fait ? Il avait viré les locaux tout simplement. On avait un système d’inversion typologique classique par un barrage, hyperproductif, où on voyait des ombres tous les mètres, et on était tellement peu nombreux à cet endroit que tu n’avais pas besoin de réglementation restrictive pour nous satisfaire…
Voilà ça c’est un sujet de fond ! cette notion de capturablité vs abondance et le fait que les pêcheurs ne voient pas que tout est mis en œuvre pour décupler la capturabilité alors qu’ils mettent ça sur le compte de l’abondance via la mesure réglementaire…
Maintenant que le décor est planté, on revient en Ariège et sur les rivières patrimoniales, voyons comment sont placées les variables chez nous.
Aïe, je crois qu’on est mal là non ?
Bon déjà, au niveau de l’occupation des sols, en Ariège on est relativement nombreux, on accède partout à nos rivières moyennes et grandes en bagnole, la pêche est libre pour 100 euros, on a uniquement des truites fario… Et en plus, la culture veut qu’on y pêche et qu’on mange les poissons… et, rien de moins, sur la majorité du territoire, le plan de gestion piscicole nous empêche d’artificialiser les populations donc concrètement, on a tout pour rendre la pêche très très très difficile. On peut le tourner dans tous les sens. Donc ça veut dire quoi ? Ça veut dire qu’en dehors des pêcheurs pointus techniquement et d’autres adaptables à souhait aux conditions environnementales, la satisfaction n’est globalement pas au rendez vous. Ce n’est pas possible ! Et ça exclut de fait le pêcheur occasionnel, le fameux occasionnel du lac de Bethmale qui prend une carte en juillet et se dit l’hiver suivant « tiens au mois de mars je vais aller faire l’ouverture sur le Garbet »… il est hors jeu direct…
Donc la question de fond c’est : on n’attrape pas grand chose dans les rivières patrimoniales d’Ariège parce que les truites ne sont pas capturables ou parce qu’il y en a peu en raison d’une réglementation laxiste ?
D’après les griefs récurrents des pêcheurs, souvent indépendamment de leur profil d’ailleurs, la réponse est sans équivoque non ?
On y vient mais je précise d’entrée que les sujets centraux qui vont suivre sont très difficiles à détricoter parce qu’ils touchent à l’idéologie, à la croyance, à la fausse bonne idée et aussi parce que nous FD et ancien CSP avons éduqué les pêcheurs à la capturabilité facile… c’est un fait, pendant des décennies et des décennies avec la pisciculture massive couplée à des mailles basses et des quotas élevés, on a éduqué les pêcheurs à une pêche plutôt facile. Et une fois la professionnalisation des fédérations engagée, nous avons effectué en matière de gestion un virage à 180° avec l’avènement du patrimonial... Imaginez ce que ça a produit sur le pêcheur lambda, le gars qui avait 40 ans en 1990, puis 60 dans les années 2010, il passe du tout à rien ! Sa pêche passe de « je prends des poissons de 18 en pagaille avec un quota à 20 » à « p'tain je vois plus de poisson dehors et je ne prends plus grand-chose alors que le quota a été diminué par 2, y’a plus rien ! », tout ça en une petite vingtaine d’années.
Ajoutez à ça le courant idéologique ancien opposant « les préleveurs aux no-killer », les revues de pêche, internet, les voyagistes et les blogs qui racontent tous à longueur de temps que c’est la réglementation pêche qui fait l’abondance et donc la qualité de la pêche… c’était je le rappelle la fameuse époque où un forum bien connu de pêche à la mouche passait son temps à raconter que les départements réciprocitaires étaient littéralement curés par les viandards en raison des politiques de gestion clientélistes des FD les favorisant, donc qu’ils n’étaient pas en mesure de préserver leurs populations de truites… tout ça parce qu’on était des irresponsables avec nos mailles à 18 et des quota à 20 (ou 20cm et quota à 10) à l’époque. Donc la conclusion était : vous les pêcheurs n’êtes pas satisfaits car vous n’avez pas l’abondance dans le cours d’eau.
Et les partisans de cette doxa reprenaient en cœur la même chose : on n’a pas d’abondance parce que la réglementation est trop laxiste car établie pour que les viandards dégustent les géniteurs en papillote avec comme conséquence un affaiblissement de la production d’alevins compromettant l’abondance et donc la pêche.
Merci Laurent, on fait une pause si tu veux bien, car vu le nombre de données compilées qu'on va analyser maintenant, ça s'annonce très chaud ! On reprend le raisonnement dans quelques jours après avoir soufflé !
* expression sournoisement empruntée pour l'occasion à Olivier Plasseraud, confrère de Laurent Garmendia exerçant dans le département voisin de Haute-Garonne.