Le spey à une main, la révélation de l’autre lancer mouche

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Intro par Jérôme Savril-Maillard, texte par le Fly Casting Lab (Laurent Keiff, Eric Arbogast et Jérôme Savril-Maillard)

Il avait passé l’après-midi dessus. Le plus dur n’était pas de la faire prendre, il fallait juste l’atteindre. Faire dériver proprement un petit parachute bien classique suffirait. Mais il manquait bien deux mètres, un dans le meilleur des cas, pour atteindre ce gobage microscopique le long de la bordure, qui se produisait systématiquement derrière une petite veine de courant, dans une petite retourne.

C’était pourtant un moucheur expérimenté. Mais il n’y avait pas suffisamment de place à cet endroit pour effectuer un lancer arrière suffisamment long qui lui permettrait d’expédier sa mouche sèche dans la veine où gobait si discrètement ce poisson. Il avait essayé, en changeant d’angle, en revers… mais ses tentatives s’étaient soldées par la perte de cinq mouches dans les arbres.

Après plusieurs heures de lutte, c’est l’épaule vidée de toute substance qu’il avait laissé le poste, sous le regard compatissant des copains qui connaissaient bien ces poissons quasi-inatteignables...

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Cela faisait quelques années que je m’étais enthousiasmé pour les lancers « spey », que je réalisais avec ma 9’#5, faute d’avoir une canne à deux mains. A l’origine, c’était parce que c’était nouveau pour moi, et que je trouvais ça incroyablement stylé et fun. J’ai donc pratiqué et expérimenté, essentiellement par amour du lancer.

Mais dans cette configuration encombrée, le spey s’est révélé être beaucoup plus qu’une fantaisie de lanceur. Car après seulement quelques ajustements et un peu d’application, c’est à l’aide d’un lancer spey que j’ai pu déposer ma mouche en amont du gobage, et faire monter ce poisson. Là où les faux lancers classiques avaient échoué.

Cette configuration s’est répétée plusieurs fois cette saison, et j’ai fini par me rendre compte que le potentiel du spey à une main pour la pêche de la truite et de l’ombre sur nos rivières, en sèche comme en nymphe, était bien plus grand que ce que j’avais pensé: cette technique de lancer permettait d’atteindre des poissons que l’on ne pouvait pas atteindre avec les faux lancers classiques, pour cause de recul insuffisant, ni avec les roulés académiques, plus limités en distance. Tout comme, à son époque, l’apparition de la double traction a permis de gagner de précieux mètres que l’on n’aurait pas gagné autrement.

Il va sans dire que mon partenaire s’est mis très vite au spey. Il ne faut pas très longtemps à un lanceur compétent, et désormais avide, pour maîtriser les bases de cette famille de lancers. Et, bien entendu, ces nouveaux outils furent rapidement mis à profit dans les semaines qui suivirent, étendant le registre des configurations pêchables.

C’est cette histoire qui a déclenché cet article, car c’est vraiment la technique de lancer qui a été la solution dans cette situation. Et bien que fréquemment utilisé en noyée (sachant également que la noyée est assez peu utilisée en France), le spey est pratiqué de manière plus confidentielle en sèche et en nymphe sur nos rivières françaises.

Cet article introductif est le début d’une série d’articles sur l’utilisation du spey à une main, et plus généralement de l’utilisation des lancers ancrés (dont font partie les speys), dans nos pratiques de pêche. Au-delà de l’aspect purement casting, nous espérons que le lecteur trouvera dans ces articles des clés, des réflexions, aussi bien sur la technique que le matériel, qui lui permettront d’élargir l’horizon de sa pratique de la pêche à la mouche.

Vous trouverez ci-dessous une illustration vidéo accompagnant l’article, pour expliquer les notions à l’aide d’exemples plus dynamiques, à voir avant et après la lecture de l’article :

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Spey à une main et lancers ancrés

Commençons par un exercice de définition: qu’entend-on par « spey à une main » ?

Le “spey à une main” est un cas particulier de ce qu’on peut appeler en général les lancers ancrés, ou waterborne cast en anglais. On les différencie des lancers aériens (airborne cast en anglais), basés sur les faux lancers que nous pratiquons tous. En réalité, la plupart des présentations en français du lancer à la mouche décrivent le lancer aérien et le roulé comme les deux formes fondamentales de lancer, et c’est parfaitement exact si par “roulé” on veut dire “lancer ancré”. De manière synthétique :

  • un lancer aérien consiste à lancer vers l’avant (vers l’arrière) la masse de la soie qu’on a tendu dans l’air en arrière (en avant), sans qu’elle ne touche le sol ; on a donc une succession de lancer arrière - lancer avant, que tout le monde connaît sous le nom des faux lancers ; 

  • un lancer ancré (le plus connu est le roulé) est basé sur l’ancre et la D-loop : la pointe de la soie (et le bas de ligne) est posée sur l’eau pour créer une ancre, et la soie en l’air entre la pointe de la canne et l’ancre constitue la D-loop (ou boucle en D); c’est la masse de la D-loop que l’on va lancer vers l’avant; les lancers ancrés ne comprennent qu’un seul lancer à proprement parler; un lancer ancré est donc toujours composé d’une phase préparatoire (positionnement de l’ancre et formation de la D-loop à l’aide d’un mouvement vers l’arrière), suivie d’un envoi (lancer avant, delivery en anglais).

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Fig. 1: soie tendue sur le faux lancer arrière, prête à être propulsée (lancée) vers l’avant
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Fig. 2: D-loop (en orange) d’un roulé académique, ne dépassant pas la pointe de la canne
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Fig. 3: D-loop (en orange) d’un lancé spey (switchcast), développée vers l’arrière et offrant moins de masse à lancer vers l’avant qu’avec un faux lancer arrière (Figure 1), mais beaucoup plus que pour un roulé académique (Figure 3).
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On peut voir le spey comme une évolution, une extension de ce bon vieux roulé que nous avons tous eu l’occasion de pratiquer au moins une fois. De ce fait, la frontière entre spey et roulé est parfois floue. Nous nous appuierons sur des définitions couramment employées dans des méthodes d’enseignement du spey, et qui feront la différence entre le spey et ce que l’on appellera le roulé académique. Chacun pourra replacer sa propre expérience et ses propres définitions dans ce cadre, notre but étant avant tout d’amener les éléments qui nous paraissent intéressants dans ce que nous définissons comme le spey à une main.

Les trois éléments fondamentaux que nous offrent le spey sont :

  • formation d'une D-loop qui s’étend sur l’arrière pour avoir un maximum de masse à propulser sur l’avant et donc un lancer plus efficace,

  • formation d'une D-loop dynamique opposée à la direction du lancer pour exploiter l’élasticité de la canne,

  • placer son ancre où on le souhaite pour changer la direction de son lancer à volonté.

1. L’extension arrière de la D-loop

De manière simplifiée, on peut considérer que plus la D-loop s’étend vers l’arrière (comme sur la Figure 3), et plus on a de masse que l’on va pouvoir propulser (lancer) vers l’avant. Et plus on a de masse à lancer (dans la limite de ce qu’on est capable de lancer), plus le lancer est efficace (plus on va loin, plus on est précis, et plus on le fait facilement).

C’est très facile à expérimenter en prenant deux cas opposés : il est beaucoup plus difficile de lancer à une douzaine de mètres avec un roulé académique basé sur une D-loop qui ne va pas plus loin que la pointe de la canne (comme sur la Figure 2), qu’avec un faux lancer arrière complet avec toute la soie étendue en l’air en arrière (Figure 1).

Le spey permet d’explorer les possibilités entre ces deux extrêmes, en composant avec leurs avantages et inconvénients respectifs:

  • plus on a de place à l’arrière, et plus on peut allonger la D-loop sur l’arrière

  • plus l’endroit est encombré, et moins on peut allonger la D-loop (jusqu’au cas extrême du roulé académique avec la D-loop devant le pêcheur)

2. Une D-loop dynamique

Former la D-loop implique de mettre la soie en mouvement, et de la positionner vers l’arrière avec un mouvement de “balayage”. Au moment du lancer avant, la D-loop “tire” vers l’arrière, offrant ainsi deux avantages:

  • le mouvement qui l’anime optimise la tension dans la soie juste avant le shoot, ce qui élimine les possibilités d’avoir du mou dans la soie (qui est un facteur pénalisant au lancer)

  • ce mouvement s’oppose à la direction du lancer, ce qui va donc augmenter la tension dans la soie (facteur favorable au lancer) et la contrainte qui va s’exercer sur la canne au moment du lancer, et ainsi mieux exploiter l’énergie élastique de la canne (qui peut apporter un petit bonus de confort au lancer)

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Fig. 4: D-loop dynamique du spey; la D-loop est en mouvement horizontal vers l’arrière (flèche de droite), opposée à la direction du lancer (flèche de gauche). Les dimensions des flèches représentent les vitesses estimées de manière qualitative.
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Fig. 5: D-loop quasi-statique, en mouvement vertical à faible vitesse verticale (flèche large verticale) du roulé académique. Les dimensions des flèches représentent les vitesses estimées de manière qualitative.
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3. Le choix de l’angle de lancer

Une contrainte importante des lancers ancrés est qu’on ne peut lancer que  du côté intérieur de l’ancre, et pas à l’extérieur. 

Expliquons-nous sur cette notion d’intérieur/extérieur.

Si on trace un axe qui part du lanceur et qui passe par l’ancre, il sépare la zone que l’on appelle l’intérieur de l’ancre, de la zone qu’on appelle l’extérieur de l’ancre. Par rapport à l’axe, l’extérieur se trouve du côté du bras qui tient la canne, et l’intérieur se trouve de l’autre côté (note: si on fait du revers, c’est comme si on changeait de bras).

Si je lance vers l’extérieur de l’ancre, la pointe de la soie va croiser le trajet de la canne ou de la soie, entraînée vers le haut par la partie “propulseur”, ce qui va immanquablement provoquer des emmêlements (voire planter une mouche dans le pêcheur dans le pire des cas). Si je lance à l’intérieur, la pointe ne croise pas la canne sur son trajet et la soie peut se dérouler tranquillement.

Les lancers spey sont basés sur un placement aérien de l’ancre, qui permet de la déposer là où on souhaite, pour pouvoir toujours lancer à l’intérieur de l’ancre. Notez que les fameux Single Spey, Double Spey, Snap T et autre Snake Roll sont avant tout des manières de déposer l’ancre où on le souhaite (en fonction du vent et du courant). Ces lancers seront décrits dans un prochain article.

A l’extrême, le lancer roulé académique qui consiste à faire glisser la soie sur l’eau vers le pêcheur limite grandement les possibilités de positionner l’ancre ailleurs que devant le pêcheur. Dans ce cas, il sera difficile de relancer ailleurs que dans l’axe du lancer précédent.

Les lancers spey, eux, autorisent de relancer à 90° (voire plus) de l’axe de la soie à l’arraché.

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Figure 6: placement aérien (flèche blanche) de l’ancre en spey à une main (au départ en haut, et à l’arrivée en bas)
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Figure 7: représentation de l’axe ancre-pêcheur, et des zones “intérieur” et “extérieur”; la zone “intérieur” est celle où le lancer est possible, la zone “extérieur” celle où il est (presque) impossible.
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En résumé

Le spey est un lancer très efficace, très agréable à réaliser, qui permet de lancer confortablement à des distances intéressantes (entre 15 et 20m avec de la pratique), inférieures à ce qu’on peut faire avec des faux lancers, mais supérieures aux performances d’un roulé académique, devant soi. Il offre la possibilité de relancer en changeant d’angle à volonté, comme relancer en travers du courant une soie qui était plein aval en fin de dérive.

On comprend donc rapidement son immense intérêt sur les rivières ou la ripisylve est un critère que le pêcheur doit prendre en compte. Les poissons, eux, ont bien compris qu’ils étaient plus tranquilles dans les secteurs où ils voyaient très rarement des mouches. Avec le spey, ils pourraient bien voir la vôtre plus souvent.

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Bien plus qu’un moyen de prendre plus de poissons

Au-delà de la solution technique qui nous permettra de prendre des poissons auparavant inaccessibles, le spey à une main est vraiment un lancer différent des faux lancers auxquels nous sommes habitués. Le rythme et la gestuelle ne sont pas un héritage direct des faux lancers: il faut reprendre des bases, sortir de ses habitudes, repenser sa façon de lancer, pour évoluer. Ce renouveau, vous pourrez l’aborder avec votre ensemble habituel, dès la prochaine fois que vous aurez votre canne à mouche en mains. N’hésitez pas à utiliser une soie plus lourde d’un numéro ou deux sur votre canne pour vous exercer et trouver des sensations. Par la suite, l’emploi d’une soie adaptée vous ouvrira, toujours avec la même canne, des horizons insoupçonnés.

Le spey à une main n’est pas une révolution en soi, cette technique n’est pas nouvelle dans le monde de la pêche à la mouche. Mais elle peut être une vraie révélation pour ceux qui la découvrent avec leurs ensembles “rivière” classiques, notamment pour pêcher en sèche et en nymphe. Méconnue car traitée de manière trop confidentielle en France dans les médias, elle a un potentiel énorme pour renouveler notre approche du lancer mouche, de la pêche à la mouche, et ce, de nos rivières à truites et ombres jusqu’aux lacs et réservoirs, en passant par la pêche en mer sur nos côtes.

Les prochains articles développeront successivement les points spécifiques liés que nous ne pouvions traiter dans cet article, par souci de brièveté du propos. L’heure est venue de s’approprier le sujet. 

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Encore une histoire

Laurent Keiff du Fly Casting Lab

Quiconque a déjà fait un parcours sur une rivière courant entre les arbres sait qu’il y a des moments où les faux lancers ne sont d’aucun secours. Un copain me guidait sur une petite rivière de terroir. Deux cents mètres peut-être, sinuant entre les saules, les aubépines, les noisetiers, avec de grands arbres surplombants. Il y avait un peu d’activité. De ravissantes petites farios gobaient discrètement sous les frondaisons. Dans l’eau jusqu’à mi-cuisses, face à l’éclaboussure régulière à ras de la berge d’en face, je peinais à faire un roulé correct. Déjà parce que le roulé m’avait toujours semblé être courtaud et maladroit à côté des délices de la soie en l’air, si bien que, jusque-là, je l’avais plutôt négligé. Mais aussi parce que le courant, venant de ma droite, ramenait vers moi l’ancre de mon roulé. Très vite, elle était très mal placée pour produire un lancer propre. Mon ami, natif de ces rivières, produisait avec une belle régularité de longs roulés qui faisaient mouche sur les gobages. Je ne savais pas trop à quoi tenait l’efficacité du geste, mais la leçon du jour était claire : j’allais devoir prendre le roulé très au sérieux, désormais.

Bien plus tard, je réaliserais que ce geste si efficace n’était pas vraiment un roulé, mais plutôt un Snap T. La clef, dans cette affaire, c’était l’enchaînement fluide de la séquence complète. La mise en mouvement de la ligne aval, son replacement amont d’un coup de fouet délicat, suivi d’un arc au tempo délibéré, tendant la soie en un beau ventre arrière, fin prête pour l’envoi final. Boucle fine, posé en douceur juste au-dessus de cette branche sous laquelle la truite gobait. 

Dérive, dérive, éclaboussure, ferrage...

Une douzaine de fois, cet après-midi lointain, le copain avait enfoncé le clou en allant chercher ces gobages qui me semblaient à la fois si proches et si désespérément hors de portée.

Des années plus tard, je devais retrouver une configuration étrangement similaire dans les Ardennes, avec des chevesnes joueurs sous les branches de la berge d’en face, dans la tiédeur d’un après-midi d’été. Mais cette fois, j’étais prêt. Et il faut dire que mes boucles filant droit vers les gobages avaient un léger parfum de revanche…

Les leçons de cette histoire : (1) on manque souvent de place pour faire voler sa soie, et c’est pourquoi on a besoin de faire des roulés ; (2) mais on a aussi besoin de distance ; (3) et il nous faut un moyen de préparer le lancer, de façon à tenir compte des paramètres d’environnement : les obstacles, le vent et le courant. Le spey, c’est le nom collectif des techniques qui permettent de répondre à ces attentes.

Marryat Tactical Pro

A propos de l'auteur

A l’origine du Fly Casting Lab, il y a des moucheurs qui trouvent que lancer, c’est beau, c’est intéressant, et c’est cool de faire ça ensemble. L’idée est née des…