Les grandes rivières salmonicoles françaises sont-elles condamnées à disparaître ?

rivière

Après une période estivale 2018 mesurée comme l'une des plus chaudes de l'histoire du climat contemporain dans notre pays, il n'est pas inutile d'entamer une réflexion sur l'avenir de nos grandes rivières à salmonidé en se focalisant sur un paramètre passant souvent inaperçu au yeux des pêcheurs : la température des eaux. Cet article sera l'occasion de comparer la situation très contrastée de deux rivières emblématiques de notre patrimoine halieutique : la Dordogne et la Basse Rivière d'Ain. Nous allons essayer de comprendre les facteurs qui régissent les profils de température de ces deux rivières, quels peuvent être les problèmes rencontrés mais aussi les solutions potentielles :

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Le réchauffement des eaux : un problème fortement sous-estimé.

Précisons d'emblée que les salmonidés (truite, ombre, saumon…) sont parmi les espèces les plus sensibles aux températures élevées de notre ichtyofaune, la littérature scientifique s'accordant sur l'idée qu'une exposition répétée à des températures supérieures a 20°C étant pénalisante pour la survie des poissons, singulièrement les juvéniles. L'exposition à ces températures élevées dans le milieu naturel entraîne stress, arrêt de la croissance et un affaiblissement progressif des salmonidés. Il est rare de constater des mortalités massives de salmonidé à cause de la température, pour cette raison, l'effet de ce facteur passe souvent inaperçu au yeux des pêcheurs. L’élévation du régime thermique des rivières a des conséquences plus insidieuses mais plus durables rendant les salmonidés plus sensibles aux parasites, aux prédateurs mais aussi les rendant moins compétitifs face aux cyprinidés, espèces mieux adaptées aux températures élevées.

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green river
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La Green River à Flamming Gorge, une tailwater mythique de l'Ouest américain
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Pour ces raisons, une accumulation de données empiriques valide des modèles théoriques qui montrent que les densités de salmonidé sont corrélées négativement aux températures estivales : plus les températures sont élevées, moins il y a de truites. Ces éléments ont une conséquence immédiate : le maintien de belles populations de salmonidé dépend étroitement d'une eau froide durant la période estivale. La présence de salmonidés dans les grandes rivières de notre pays dépend donc crucialement d'apport d'eau froide.

Cette eau peut venir des résurgences souterraines, la Touvre en Charente étant sans aucun doute l'exemple le plus connu. Mais le plus souvent, ce sont des chaînes de grands barrages hydro-électriques qui relâchent des eaux très froides provenant des profondeurs de la retenue. Ce phénomène connu sous le nom de “stratification thermique” est un phénomène physique assez simple qui veut que les eaux froides collectées durant la période hivernale, plus denses, ont tendance a s’enfoncer dans la colonne d'eau de la retenue en ne se mélangeant plus du tout avec les eaux de surfaces durant l'été. Les grandes retenues de barrage relarguent ainsi en été, une eau significativement refroidie par rapport aux apports à l'amont. Une grande partie des meilleures grandes rivières à salmonidés du monde doivent ainsi leurs existence à ces barrages.

Nous avons en France plusieurs de ces “tailwaters”, des rivières dont les populations salmonicoles dépendent de la stratification thermique des retenues situées a leurs amont immédiat. Nous allons en examiner deux, la Dordogne et la Basse rivière d'Ain (BRA) qui présentent des situations contrastées.

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thermie BRA Dordogne
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Dordogne et BRA : un problème de stratification thermique ?

La Figure 1 décrit l'évolution des températures instantanées à deux stations : la BRA a Poncin, et la Dordogne a Carennac entre 2008 et 2016. Le profil thermique de ces deux stations est très comparable : on observe certains étés quelques pics supérieurs a 20°C, d'une manière un peu plus fréquente à Carennac, mais globalement la plus grande partie de la gamme de température se maintient à des niveaux acceptables pour les salmonidés (entre 15°C et 20°C). Ces profils thermiques correspondent a une zone de transition entre la zone à ombre et la zone à barbeau, c'est dans ce secteur que s'effectue la bascule entre des populations où les salmonidés sont encore abondants et celles où truites et ombres deviennent nettement plus rares.

Pourtant, il existe une différence de taille entre ces deux stations. En effet, alors que les débits d'étiages sont proches pour les deux stations (20-25-m3/s a Carennac contre 15-20m3/s a Poncin), la station de Carennac est située plus de 50km du dernier barrage de la chaîne Corrézienne alors que Poncin est situé juste en dessous du barrage terminal de la chaîne de l'Ain. Comment peut on expliquer cette différence ?

Une explication serait que des apports latéraux ou phréatique suffisamment abondant “refroidiraient” la Dordogne sur son chemin. Cette explication est fort peu probable, puisque la plupart des tributaires de la rivière combinent des débits d'étiage très faible, parfois nul, et des températures estivales très élevées. Un seul tributaire d'importance existe sur le tronçon, la Cère, qui possèdent un débit estival proche du dixième de la Dordogne et des températures estivales comparables à celle de la Dordogne. Clairement, ce n'est pas là qu'il faut chercher.

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truite Dordogne
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Une mangeuse de March Brown de la Dordogne prise par l'auteur
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Le problème viendrait il de la BRA ?

Il est fort surprenant d'observer des températures proches de 20°C aussi prêt d'une chaîne de barrage. L'explication la plus probable est que la stratification thermique des retenues les plus aval sur la BRA (retenue d'Allement et peut être celle de Cize-Bolozon) est insuffisante en période estivale. Un scénario possible est que le réchauffement progressif des eaux très froides issues de l'imposante retenue de Vouglans n'est plus compensée par la stratification thermique des retenues plus en aval. Les conséquences sur l'ichtyofaune sont très probablement très forte et l'on peut suspecter un effondrement rapide des populations de salmonidés en aval de la station de Poncin. Le salut des salmonidés ne se trouvant plus que grâce à la présence ponctuelle d'apport phréatique sous forme d'apports d'eaux froides localisés qui permettent la survie de quelques poignées de poissons…

Si la situation de la BRA est actuellement très précaire, nous allons voir dans le prochain chapitre que l'avenir s'annonce malheureusement bien sombre…

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Une forte augmentation des températures de la BRA au cours des 30 dernières années.

L'évolution du régime thermique de la BRA est étudiée depuis plus de 30ans et un travail conjoint des ingénieurs d''EDF et de l'établissement public IRSTEA (ex-CEMAGREF) est disponible [1].

Si l'on prends la station de Pont de Chazey située non loin de la confluence avec le Rhône, en 30 ans (1975-2009), la température de l'Ain a augmenté en moyenne sur l'année de plus de 1,5°C (Figure 2). Pire, la température moyenne du mois le plus chaud a augmenté de prêt de 3°C pour atteindre couramment des valeurs égales ou supérieures a 20°C. Ces valeurs sont d'ors et déjà incompatibles avec un peuplement salmonicole…

Les projections des chercheurs dans cet article sont d'ailleurs dans la droite ligne de ces observations avec +2°C d'augmentation en température moyenne estivale en 2050. De telles valeurs n'ont pourtant rien d'exceptionnelles, partout en France le régime thermique des rivières connaît ce type d'évolution mais l'effet est ici décuplé en raison du fait que la BRA est typologiquement en “limite” thermique de la zone de répartition des salmonidés (zone à ombre).

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thermis Bra
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Il est intéressant de relier ce travail sur le régime thermique des rivières avec les données récoltées sur l'évolution du recrutement [2] et de la croissance des ombres communs sur la BRA [3]. En comparant les taux de croissances entre les années 1977-1985 et les années 1992-1997, les scientifiques se sont rendu compte que les ombres grandissaient plus vite, a l’exception des années 94-95 marquées par des températures estivales élevées (>21°C) pendant une longue période.

Sur cette ligne, les chercheurs modélisent un effondrement du recrutement annuel en juvéniles d'ombre commun avec un point de bascule situé en 1989 [Figure 3].

L'ensemble de ces données supportent l'idée que l’élévation progressive du régime thermique de la BRA est un facteur majeur de la raréfaction des salmonidés sur cette rivière.

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BRA
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La BRA, une rivière en sursis
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Existe il des solutions ?

Il est intéressant de revenir ici sur la comparaison du régime thermique entre la Dordogne et la BRA :

Avec des débits d'étiage comparables, la Dordogne bénéficie d'un apport d'eau beaucoup plus fraîche en été que la BRA en sortie de chaîne. Le retour à l'équilibre à l'air y est donc beaucoup plus lent et la Dordogne bénéficie sur plusieurs dizaines de kilomètres de conditions thermiques compatibles avec les besoins des salmonidés.

La situation est bien différente sur la BRA où de toutes évidences les retenues de barrage situées en aval de Vouglans provoquent un échauffement progressif de l'eau et la restitution en bout de chaîne d'une eau dont les caractéristiques thermiques sont proches de l'équilibre à l'air. Peut on imaginer des solutions pour palier a ce phénomène ?

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Vouglans
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Sur le papier, on peut penser qu'une augmentation significative des débits en sortie du barrage de Vouglans permettrait de limiter l'effet du réchauffement dans la chaîne de barrage mais aussi de ralentir l'atteinte de l'équilibre à l'air sur la rivière en elle-même. Il faudrait tester différentes gammes de débit mais aussi en estimer les conséquences économiques sur les niveaux de la retenue de Vouglans, important pôle touristique pour le Jura.

Si la question des éclusées demeure un casus belli légitime entre l'opérateur électrique et les associations de pêche locales, il semble assez urgent d'organiser une vaste concertation pour discuter plus globalement de la gestion des débits estivaux. L'évolution thermique de la BRA devenant le « goulot d'étranglement» sur le recrutement naturel en salmonidé, il n'est donc pas acquis que de coûteuses opérations de modération des éclusée puissent donner des résultats tangibles dans ce type de contexte…

Symétriquement, une modération des prélèvements dans la nappe alluviale pour l'agriculture serait aussi a expérimenter. En effet, les apports phréatiques constituent aujourd'hui les derniers refuges thermiques pour les truites et les ombres de la BRA. Sur le papier, une modération des prélèvements en nappe permettraient d'amplifier les échanges rivières/nappes et de tamponner, au moins localement, les pics de température.

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Conclusion :

Derniers « bijoux de famille » du patrimoine halieutique national, la Dordogne et la BRA ont connu depuis une vingtaine d'année des trajectoires écologiques complètement opposées.

Cas d'école d'une grande rivière salmonicole en bonne santé, la Dordogne bénéficie de la bonne stratification thermique de la chaîne de barrage qui l'alimente garantissant des apports d'eaux fraîches dans le système. Grâce à la négociation d'une convention avec l'opérateur électrique, la problématique des éclusées et des échouages/piégeages de juvéniles a été en grande partie réglée. Par opposition, la BRA ne bénéficie plus suffisamment des apports d'eau fraîche des barrages, son profil thermique est aujourd'hui devenu incompatible avec une population salmonicole en bonne santé. Si il n'y a probablement pas de solution miracle, il y a urgence à expérimenter et à tenter d'abaisser le profil thermique de la BRA en augmentant les débits réservés estivaux et en modérant les prélèvements en nappe. Il en va de la survie d'un type d’écosystème devenu rare en Europe occidentale et dont chaque partie doit mesurer la préciosité et l'urgence d'inventer un nouveau type de gestion hydraulique à l'heure des changements climatiques...

A propos de l'auteur

Pour Jonathan Filée, la passion de la pêche des salmonidés est arrivée sur le tard, la trentaine passée. Natif de la province du Hainaut en Belgique, il a grandit au…