Il y a quelques jours à peine, notre rédacteur en chef se fendait d’un billet d’humeur sur les nouvelles réglementations de la Fédération de Pêche de l’Ardèche qui a, semble-t-il, agité les réseaux sociaux. Absent de ce petit monde, je n’avais pas spécialement dans l’idée de participer aux polémiques mais à la réception d’une célèbre revue de pêche dont j’apprécie mensuellement la lecture, je découvrais un très beau fascicule vantant les mérites de la Fédération susnommée et parmi les arguments « de vente », un article sur les nouvelles réglementations et plus particulièrement sur l’interdiction des hameçons à ardillon. C’est avec beaucoup d’intérêt que je découvrais une référence scientifique de 1992 utilisée pour justifier cette mesure avec des chiffres choc :
« 4.8% c’est le taux de mortalité de la truite fario après une remise à l’eau en utilisant des hameçons sans ardillon sur des appâts artificiels, contre 33.5% avec l’utilisation d’ardillons (source : Taylor, Matthew J.; White, Karl R. (1992). A Meta-Analysis of Hooking Mortality of Nonanadromous Trout) » (extrait de l’encart du dépliant de la FDAAPPMA de l’Ardèche).
Cette citation me donnait à la fois satisfaction (pour une fois qu’une mesure réglementaire s’appuyait sur de véritables données scientifiques et par sur des croyances ou des avis de coin de table) mais, dans le même temps, elle m’intriguait...
Une truite sur 3 relâchée par un pêcheur pratiquant avec un ardillon meurt !
Même s’il n’y a pas des centaines de milliers de pratiquants au bord des rivières, on peut facilement estimer à plusieurs milliers de poissons cette mortalité notamment pour les juvéniles... Etudiant des résultats de pêches électriques depuis des dizaines d’années en tentant de comprendre pourquoi on comptabilisait tel ou tel nombre de poissons dans un endroit donné et à un instant donné, publiant parfois les résultats de ces études dans des revues scientifiques avec des comités de lecture, jamais nous (j’ai toujours travaillé avec d’autres collègues très souvent des chercheurs/ses) n’avions intégré un facteur de mortalité aussi important et aucun référé scientifique des revues ne nous l’avait fait remonter...
Je décidais donc de me replonger dans cette littérature scientifique quasi exclusivement anglo-saxonne (et oui, en France nous débattons beaucoup de réglementation mais le sujet passionne peu les chercheurs en écologie des poissons...) :
En premier lieu, je décryptais l’article de Taylor et White de 1992 paru dans la très sérieuse revue North American Journal of Fisheries Management. Première surprise : les chiffres dans le tableau de la publication ne sont pas ceux du dépliant de l’Ardèche. La publication mentionne bien un taux de mortalité de 33.5% pour des hameçons avec ardillons et des appâts mais le chiffre exact pour la mortalité sans ardillon aux appâts est de 8.4%. Le chiffre de 4.8% concerne des salmonidés pêchés aux leurres et/ou à la mouche avec des hameçons avec ardillons.
Bon, vous me direz, ça change quoi ?
Les chiffres restent très parlants, la mortalité est quand même 4 fois plus forte avec ardillon lorsqu'on pêche aux appâts !
C’est bien la raison pour laquelle, je décidais d’aller plus loin dans ce travail. Un point m’intriguait dans le tableau. Le chiffre de 8.4% de mortalité des poissons avec des hameçons sans ardillon était issu d’une seule étude et 2 échantillons de poissons alors que celui de 33.5% provenait de de 7 études et 23 échantillons. Très bizarre… Dans mon cursus scientifique, on m’avait toujours appris à faire des comparaisons « toutes choses étant égales par ailleurs ».
Comment pouvait-on comparer un chiffre issu d’une seule étude avec des chiffres venant de 7 études ?
Je me suis donc intéressé à la méthode de travail des auteurs :
En fait, les deux auteurs n’ont pas conduit d’expériences avec des poissons en testant les effets de différents modes de pêche (de fait, ces auteurs sont plutôt d'imminents spécialistes en psychologie / apprentissage et pour l’un d’entre eux du traitement des pertes auditives chez l'enfant...), ils ont repris les résultats de 18 études et les ont retraités statistiquement. Pour la question des ardillons, ils ne disposaient que de 4 études testant réellement la mortalité de salmonidés induite par des hameçons avec et sans ardillons.
Parmi ces 4 études, 3 indiquaient qu’il n’y avait aucune différence de mortalité entre les deux types d’hameçons (Falk et al., 1974 ; Doston, 1982 ; Hunsaker et al., 1970) et une seule mentionnait une différence significative de mortalité, celle de Westerman en 1932 même si le titre de l’étude pouvait induire un doute :
« Expérience montrant une perte insignifiante des truites immatures après avoir été décrochées d’un hameçon et remises à l'eau ».
Westerman a mené son étude sur des ombles de fontaine immatures. Je n’ai pas pu accéder à ce rapport technique du Département de la conservation de la nature du Michigan. Les seuls éléments dont je dispose sont ceux repris dans les différentes publications citant cette référence :
Dans son expérience Westerman a fourni un taux de mortalité de 8,4 % pour l'hameçon sans ardillon et de 7 à 10,5 % pour les hameçons avec ardillons. Il a indiqué que la différence était statistiquement significative.
Mais alors, comment Taylor et White ont-ils pu obtenir le chiffre de 33.5% de mortalité ?
Très simple, ce chiffre correspond à la « mortalité moyenne » issue de toutes les expériences de remise à l’eau des poissons après capture avec des appâts.
Et que regroupe alors toutes ces expériences ?
Eh bien par exemple, le 33.5% mélange de la mortalité des saumons de fontaine, des truites arc-en-ciel et des truites fario, avec des hameçons n°4, 6, 8 et 10. Et les chiffres varient beaucoup selon ces caractéristiques : par exemple, la mortalité est de 42.7% avec des hameçons n°4 et de 12.9% avec des hameçons n°10. Elle est de 50% chez les truites fardées, 30.3% chez les saumons de fontaines et 14.5% chez la truite commune. Bref, cela me donnait une impression que l’on avait un peu mélangé « les torchons et les serviettes » dans cette histoire.
Contacté grâce au réseau international de chercheurs Research Gate auquel j’appartiens, le professeur White me précisait très gentiment que ce travail avait été conduit par un étudiant en psychologie passionné de pêche dans le cadre d’un module d’enseignement statistique... L’approche statistique lui avait paru pertinente et c’est pour cela qu’il avait proposé une publication des résultats.
Comme dans tout travail scientifique, en général, il ne faut pas s’arrêter à une seule publication et une seule analyse. Dès le début des formations scientifiques, lorsque l’on s’intéresse à un sujet, on nous apprend à conduire une analyse bibliographique complète...
J’ai donc poursuivi mes recherches et très vite je suis tombé sur une critique de l’article de Taylor et White publiée en 1997 dans la même revue scientifique. Les 2 auteurs de cette critique, Stephen Turek du Fish and Game de Californie et Michaël Brett de la Division des études environnementales à l’Université de Davis en Californie, remettent en cause l’analyse de Taylor et White en pointant les mêmes éléments que ceux que j’ai relevés, à savoir le caractère unique de l'étude analysant réellement les effets des ardillons. Les auteurs indiquent que le seul résultat qu’il faudrait retenir de l’étude est une absence de différence de mortalité dans la pêche aux appâts avec ou sans ardillon. Taylor et White répondaient d'ailleurs à cette critique dans le même numéro. Le plus simple est de vous livrer une partie de leur réponse, à mon sens assez éclairante :
"Comme le notent Turek et Brett, les comparaisons de Westerman différaient peu en termes de mortalité des poissons capturés sur des hameçons avec et sans ardillon. Nous avons inclus ses échantillons dans le groupe de comparaison de notre méta-analyse, mais ils étaient peut-être mieux adaptés à la comparaison en tant que tels. Nous n'avons aucun argument contre la logique de Turek et Brett ».
Il s’en suit une tentative d’argumentation statistique peu convaincante à mon goût.
Je n’étais donc pas le seul à m’être interrogé.
Je poursuivais ma recherche bibliographique et je tombais sur une synthèse de 5 études en 1995 de George Schisler et Eric Bergersen du Colorado Cooperative Fish and Wildlife Research Unit. Les résultats étaient bien éloignés de ceux de Taylor et White avec des mortalités toujours inférieures à 7% et aucune différence statistiquement significative entre les deux modes de captures.
En 2007, Dubois et Pleski publiaient dans la même revue américaine que Taylor et White, les résultats d’une expérimentation de capture et remise à l’eau de saumons de fontaine de pisciculture par des hameçons avec et sans ardillon. Leur expérience se basait sur des conditions assez extrêmes, jugez-en plutôt : hameçons n°6, vers de terre, 10 secondes minimum d’attente avant le ferrage, ligne coupée avec maintien des hameçons dans la gueule des poissons... La mortalité après 5 jours n’était pas différente en fonction des deux modes de capture (19% pour les hameçons avec ardillons et de 21% pour les hameçons sans ardillons). Bien que les poissons aient été conservés 60 jours, les auteurs ont jugé que seule la mortalité à 5 jours était représentative des effets des hameçons et de leur maintien dans la gueule des poissons.
En 1982, Doston ne trouvait aucune différence de mortalité chez la truite fardée entre des hameçons avec et sans ardillons.
Dans une synthèse de différentes études sur les effets des ardillons dans la pêche aux leurres et à la mouche, Schill et Scarpella (1997) ingénieurs à l’Idaho Fish and Game indiquent que les hameçons avec ardillon ont conduit à une mortalité inférieure à celle des hameçons avec ardillon dans 2 cas sur 4 avec les leurres et dans 3 cas sur 5 avec des mouches. Seule 1 étude sur 11 indiquait une mortalité supérieure pour les hameçons sans ardillon. Globalement, les chercheurs arrivaient à des taux de mortalités de 4.2 et 4.5% pour les deux types d’hameçons. Je vous livre leur conclusion :
« Parce que les taux de mortalité naturelle des truites sauvages dans les cours d'eau varient généralement de 30 % à 65 % par an, une différence moyenne de 0,3 % dans la mortalité par hameçon pour les deux types d'hameçons n'est pas pertinente au niveau de la population, même lorsque les poissons sont soumis à une forte pression de pêche. Sur la base des études de mortalité existantes, il n'y a pas de base biologique pour les restrictions sur les hameçons à ardillon dans les pêches artificielles à la mouche et aux leurres pour la truite résidente ».
Je terminais donc là ma recherche car les données scientifiques existantes me paraissaient très claires et parfaitement résumées par les deux ingénieurs du Fish and Game de l’Idaho.
La présence d’ardillons sur les hameçons n’est pas un facteur de mortalité supplémentaire dans le cas de la remise à l’eau des poissons. Ce type de mesure réglementaire n’a donc aucune efficacité sur la survie des poissons.
Mes dernières interrogations portaient donc sur le comportement de la FDAAPPMA de l’Ardèche et sur celui de l’Office Français de la Biodiversité (OFB) ? Pourquoi la Fédération a-t-elle proposé au Préfet une mesure en l’argumentant sur la base de données scientifiques pour le moins mal interprétées. Pourquoi n’avoir utilisé qu’une seule publication scientifique critiquée par d’autres chercheurs alors que de nombreuses autres existaient ? Pourquoi l’OFB a accepté cette mesure alors que les données scientifiques en démontraient son inefficacité ?
Il est bien du devoir des autorités de la pêche de trouver le juste équilibre entre l’exercice du loisir et la préservation des populations de poissons et cela peut éventuellement passer par des propositions de mesures réglementaires, mais il est indispensable que celles-ci se basent sur des données scientifiques validées démontrant leur réelle efficacité car jusqu’à maintenant, les poissons ne réagissent pas plus à nos désirs qu’à nos croyances...
Bibliographie :
Dotson, T. 1982. Mortalities in trout caused by gear type and angler-induced stress. North American Journal of Fisheries Management 2:60-65.
DuBois, Robert B.; Pleski, Julie M. (2007). Hook Shedding and Mortality of Deeply Hooked Brook Trout Caught with Bait on Barbed and Barbless Hooks. North American Journal of Fisheries Management, 27(4), 1203–1207.
Falk, M. R., D. V. Gillman, and L. W. Dahlke. 1974. Comparison of mortality between barbed and barbless hooked lake trout. Canada Fisheries and Marine Service Technical Report CEN/T-74-1.
Hulbert, P. J., and R. Engstrom-Heg. 1980. Hooking mortality of worm-caught hatchery brown trout. New York Fish and Game Journal 27:1–10.
Hunsaker, D., II, L. F. Marnell, and F. P. Sharpe. 1970. Hooking mortality of Yellowstone cutthroat trout. Progressive Fish-Culturist 32:231-235
Schisler G, Bergersen E., 1995. Comparisons of Hook Types: A Summary of Past Studies. Colorado Cooperative Fish and Wildlife Research Unit.
Schill D. J.,. Scarpella R. L, 1997. Barbed Hook Restrictions in Catch-and-Release Trout Fisheries: A Social Issue. North American Journal uf Fisheries Management 17:873-881.
Taylor, Matthew J.; White, Karl R. (1992). A Meta-Analysis of Hooking Mortality of Nonanadromous Trout. North American Journal of Fisheries Management, 12(4), 760–767.
Taylor, Matthew J.; White, Karl R. (1997). Response: Trout Mortality from Baited Barbed and Barbless Hooks. North American Journal of Fisheries Management, 17(3), 808–809.
Turek, Stephen M.; Brett, Michael T. (1997). Comment: Trout Mortality from Baited Barbed and Barbless hooks. North American Journal of Fisheries Management, 17(3), 807–807. doi:10.1577/1548-8675-17.3.807
Weslerman, F. A. 1932. Experiments show insignificant loss of hook immature trout when they are
returned to water. Michigan Department of Conservation Monthly Bulletin, 2(12): 1-6.