La truite par Olivier Plasseraud : le mieux est-il l'ennemi du bien ?

Olivier Plasseraud

Après avoir discuté dynamique de population salmo en février 2022 avec Laurent Garmendia (directeur de la FDAAPPMA09), nous restons cette année encore dans les Pyrénées centrales où nous avons rencontré un voisin, Olivier Plasseraud, pêcheur hydrobiologiste multi-casquette du 31, pour parler sociologie, évolution du loisir pêche et perspectives ! Une discussion dense et passionnante que nous partageons aujourd'hui avec vous : 

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Bonjour Olivier, peux-tu te présenter pour les lecteurs qui ne te connaîtraient pas ?

S'il me fallait définir qui je suis en en seul mot, je dirai : un pêcheur !

Je ne sais pas faire grand-chose d'autre et j'ai fondé la totalité de ma vie professionnelle et l'essentiel de mes loisirs sur cette passion.

Ichtyologue de formation et de métier, j'ai terminé ma carrière comme directeur de la Fédé de pêche de Haute-Garonne, avant de devenir depuis peu un pêcheur de loisir à temps plein. Mais j'ai touché en professionnel à tous les compartiments de la pêche : journalisme halieutique, commerce et conception de matériel pour une grande marque française, j'ai aussi fait des vidéos spécialisées, bien avant la banalisation youtubesque du concept. Tout ceci a été un bon prétexte pour voyager, dans notre pays et à l'étranger. J'ai trempé mes waders dans pas mal d'eaux de la planète. Coté loisir, en bon pyrénéen, la truite est mon poisson de base, ma routine au toc et à la mouche. Je suis aussi passé par la case compétition pour ce poisson, avec trois titres de champion de France et un de Vice-champion du monde, par équipe aux appâts naturels, même si dans ma prime jeunesse, c'est par la mouche et feu le championnat des Pyrénées que j'ai débuté la compétition. Tous les salmonidés m'attirent, et j'ai un faible pour les migrateurs. Mon poisson-passion, c'est le saumon, avec une nette prédilection pour les grandes rivières et la canne à mouche à deux mains.

Tu as fait irruption dans le paysage halieutique français dans les années 80/90, une époque bénie pour la pêche de la truite, non ?

Non, je ne crois pas : les vieux pêcheurs disaient déjà que c’était mieux avant. Tous les éléments de dégradation structurelle des milieux étaient déjà là : les barrages, le remembrement avec ses drainages et recalibrages, la chimie dans l’agriculture. Deux points étaient toutefois halieutiquement plus favorables qu’aujourd’hui et embellissaient artificiellement le tableau …  Il n’est d’ailleurs pas politiquement correct de les évoquer, raison pour laquelle, sans doute, ils sont généralement passés sous silence :

Les lâchers de truites étaient largement plus généralisés que de nos jours. Même dans des coins très reculés, les captures étaient loin d’être toutes sauvages. Autre élément oublié du « bon vieux temps », il y avait pas mal d’égouts en aval desquels la pêche pouvait être très bonne. Certaines pollutions organiques, comme les rejets de fromageries ou d’abattoirs, dopaient souvent localement la productivité piscicole, on l’a un peu vite oublié en se félicitant de l’amélioration de la qualité de l’eau. Sinon, s’agissant des truites sauvages, exactement comme aujourd’hui, quelques bons en prenaient pas mal et la majorité des pêcheurs n’attrapaient pas grand-chose. Les pêcheurs se plaignent constamment, ils l’ont toujours fait. Que certains cours d’eau en limite thermique de répartition de l’espèce et trop altérés par l’anthropisation aient aujourd’hui perdu de leur attrait, c’est une évidence, mais il reste pas mal de secteurs où les truites sont encore abondantes. Grace aux réseaux sociaux, il est facile de constater que les pêcheurs n’ont jamais autant montré de photos et de vidéos de prises enviables…et ne se sont jamais autant plaints de ne pas en attraper suffisamment. Comprenne qui pourra !

Aujourd’hui la pollution organique est souvent considérée comme un des maux dont souffrent de nombreuses rivières, il n’y a pas là une contradiction ?

C’est une histoire de biochimie ! A l’époque, il y avait encore des rejets de matières organiques non transformées : des bouts de fromage sortis du rinçage des moules ou de viande résultant du lavage des hachoirs à saucisson, c’est directement consommable par les truites et métabolisable par l’écosystème, à l’inverse, quand tu balances des rejets de matière organique en cours de minéralisation tu fertilises la rivière avec de l’azote et c’est pas du tout la même chose ! Du lisier, ou autre rejet organique en solution, c’est chimiquement équivalent à des protéines consommables si on veut faire de l’eau potable, mais pour ce qui est des effets sur les truites ça n’a rien à voir ! De façon générale, toutes les pollutions organiques boostent le milieu jusqu’à un certain stade au-delà duquel cela devient négatif…  c’est la dose qui fait le poison !

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pêche pyrénées
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Ces rejets organiques n’avaient pas mauvaise presse à l’époque ? On a du mal à s’imaginer ça en 2023 !

On observe clairement une évolution culturelle depuis cette époque : quand j’étais gamin, les gens se battaient pour pêcher à la sortie des égouts, dans des montagnes de mousse, tout le monde trouvait ça normal, puisque les poissons s’y rassemblaient ! Aujourd’hui, le moindre filet d’eau coloré fait croire à la fin du monde ! Il y a un rapport au « rejet » qui a changé : il fut un temps où la « merde » ne faisait peur à personne…  Aujourd’hui on l’assimile à un poison violent ! Cette différence culturelle a participé au passage d’une époque globalement peu regardante sur l’état des milieux à une époque où l’on est plus attentif à cela. Les perceptions sont différentes. Mais pas toujours avec pertinence. Pour la pollution de l’eau, le fait que les objectifs communs soient fondés sur les usages, évalués sur une grille qui se résume, en gros, par son degré d’aptitude à en faire de l’eau potable, n’ont pas vraiment favorisé le poisson dans les régions de montagne où la productivité des rivières a baissé par épuration de la matière organique brutealors que les pesticides et autres micropolluants chimiques sont, eux, toujours là.

Est-ce que ça signifie que le pêcheur moderne se pose davantage de questions sur le milieu et le poisson qu’il y attrape ?

Pour moi tout ça est lié, il s’agit d’un passage progressif de l’approche agronomique de la pêche vers une approche écologique : dans l’approche agronomique, on sait qu’il faut apporter du fumier qui pue pour faire pousser des tomates (même bio), qu’il faut semer pour récolter… etc. On était alors dans une approche utilitariste des écosystèmes et des poissons, qui s’est transformée assez vite en approche protectionniste, où l’on a cherché une certaine forme de pureté : pureté en eau, pureté dans la souche de truite…etc.

Attends, tu nous parles de pureté dans l’approche mais moi j’observe aussi des quantités de pêcheurs à la mouche ou aux leurres qui se régalent d’attraper des grosses truites de souche danoise sous les palmiers espagnols et ça me semble non négligeable en proportion !

La remarque est intéressante et rend la chose complexe ! Tu évoques là ce que je traduis par le « syndrome du réservoir » : fais le test ! Tu te trouves en hiver au bord d’un réservoir avec un pêcheur à la mouche qui lance un boobie ou une guirlande de noël de 10 cm de long ; qui ne l’empêche pas en même temps sincèrement de t’expliquer que « le patrimonial et les truites sauvages, y a que ça de vrai » … ça ne lui fait pas peur ! Il y a un énorme décalage entre ce que le pêcheur vit réellement et ce qu’il idéalise et se représente. D’ailleurs, cette énorme distorsion entre le discours et la pratique caractérise particulièrement le moucheur ! Ce n’est pas aussi souvent le cas chez le pêcheur traditionnel qui est plutôt du style « je fais ce que je dis » … Le moucheur est dans le rêve permanent et la projection idéalisée… même les slogans le traduisent : « relâchez vos rêves ! » … Cela explique selon moi beaucoup de malentendus sur les questions de gestion !

Selon toi c’est ce qui explique également le fait que le moucheur puisse se prétendre naturaliste tout en introduisant des espèces exogènes comme l’ombre commun dans des rivières où il n’existait pas ?

Même histoire !  Ces pêcheurs vont se moquer de ceux qui déversent des truites portion sans nageoire pour les attraper avec des buldos oranges, mais mettre des ombres dans une rivière naturelle où les transformations seront objectivement bien plus importantes, là, pas de problème ! Tout ça est truffé de paradoxes…  Pour expliquer cela, je pense que plus la pratique de la pêche est sophistiquée (ou en tout cas perçue comme telle), plus elle est enrobée de sens qui peuvent in fine l’éloigner de ses fondements… c’est presque inévitable.

On a aussi ce phénomène sur l’affrontement pêcheur préleveur vs pêcheur protecteur : beaucoup de moucheurs dans le discours en arrivent à la conclusion bizarre qu’il ne s’agit pas de préserver la Nature pour que le pêcheur en fasse bon usage mais plutôt que le pêcheur lui-même fait partie du problème… qu’il est un des éléments de dégradation de la Nature en fait…

En effet on l’entend souvent en ce moment, notamment de la part de ceux qui applaudissent les modifications réglementaires à la mode : « nous pêcheurs, sommes un problème parmi d’autres et il faut aussi agir sur ce levier-là » !

Oui, le pêcheur préleveur est dans la logique du « faisons en sorte que le gâteau soit le plus grand possible et après on verra bien les tailles des parts qu’on pourra en tirer » tandis que le pêcheur protecteur considère que le « gâteau lui-même n’est pas assez grand parce que la pêche le limite ». Le fait de considérer par homothétie, l’humain étant destructeur de la Nature, que le pêcheur, en tant qu’Homme, est à la base des problèmes conduit à un paradoxe : quel est l’objectif de ces gens-là ? Est-ce de préserver la Nature de l’impact de l’Homme en limitant la pêche à la ligne de loisir ? Mais ce n’est pas tenable, car la solution la plus efficace dans ce cas est d’éradiquer la pêche… en raisonnant comme ça, on ne peut pas trouver les solutions qui optimisent ce qui va arriver au pêcheur…

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truite Pyrénées
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Peux-tu nous décrire en détails ce que tu appelles « transition de l’approche agronomique vers l’approche écologique », de quand date ce switch et quels leviers l’ont opéré ?

En remplaçant « Pêche et Pisciculture » par « Pêche et Protection des Milieux Aquatiques », la loi pêche de 84 a marqué un tournant symbolique pour la pêche de loisir. Clairement, il s’agit de protéger et non plus de repeupler. L’approche écologique remplace donc l’approche agronomique. Il s’agit de préserver l’écosystème au lieu de semer des alevins pour récolter des poissons. C’est une révolution culturelle qui a pris du temps, mais qui est pratiquement achevée.

La loi sur l’eau de 92 visait à renforcer la protection des milieux aquatiques, mais n’y est pas vraiment parvenue, si l’on en juge par l’évolution de leur état.

La loi de 2006 a aussi également été importante, en donnant un statut d’utilité publique à la FNPF, base de la professionnalisation de la gestion de la pêche. C’est très positif pour la compétence et la crédibilité des structures. Les élus de la pêche disposent désormais d’un contingent important de salariés souvent passionnés et très qualifiés, mais ce n’est qu’un outil, au service d’une politique dont il dépend.

Quelles ont été les conséquences de cette transformation de la gestion du « repeuplement » à la « protection du milieu » ?

Les Associations de Pêche et de Pisciculture, comme leur nom l’indiquait, se sont historiquement structurées autour d’un bassin d’élevage, parfois d’un lavoir transformé en pisciculture. Dans la France rurale de l’après-guerre, la responsabilité locale valorisante de l’élevage et de l’alevinage était un bon ciment social pour les bénévoles. D’autre part, l’idée de la dépendance de la récolte de poissons au fait de semer des alevins, était aussi un bon lien territorial et une justification auprès des propriétaires riverains. En gestion patrimoniale, il est bien moins évident de justifier utilement l’engagement bénévole et le service rendu au riverain.  Le tissu industriel était bien plus dense et générait beaucoup de pollutions accidentelles se traduisant par des mortalités de poissons, dont seuls les pêcheurs se préoccupaient. Les industriels locaux achetaient la paix sociale par des indemnisations conséquentes. Les APP de la plupart des agglomérations avaient ainsi de confortables moyens de financement de déversement de truites.  Le poisson était perçu comme une denrée remplaçable, compensable et augmentable. Ceci a beaucoup contribué à une certaine facilité d’avoir du poisson pour tous et des effectifs de pêcheurs abondants.

Puis la France s’est désindustrialisée, ce qui a entrainé moins de pollution ponctuelle, moins de dédommagements et donc de moyens pour les APP pour aleviner. Dans le même temps, la prise de conscience de la valeur du milieu, qui produit le poisson sauvage, a conduit au choix croissant de la gestion patrimoniale. C’est positif pour la protection de l’environnement, mais la prise de conscience de la dimension quantitativement limitée de la ressource piscicole a introduit un biais d’interprétation pour les pêcheurs, de l’aspect précieux du poisson. C’est probablement l’origine du conflit et du malentendu pêcheur préleveur/pêcheur protecteur qui perdure.

La première raison est probablement le manque de compréhension, ou la mauvaise interprétation des phénomènes biologiques à l’œuvre : S’il est vrai que la ressource piscicole n’est pas infinie, elle est renouvelable par nature (une génération par an, surnuméraire en alevins par rapport à l’habitat disponible pour les adultes) et non stockable, c’est à dire qu’elle ne se capitalise pas (les truites adultes meurent naturellement entre l’âge de 3 et 5 ans). C’est le propre du vivant et on a un problème avec ça…  On persiste dans cet espèce de bon sens qui dit « moins j’en enlève et plus y’en aura et si on en enlève plus, elles vont s’empiler » … comment ça serait faux ça ? ben si, c’est faux car ces deux points fondamentaux font que la rivière est un peu comme un cerisier dont les racines puisent dans le bassin versant, et dont les truites seraient les fruits. Croire que récolter moins de cerises cette année, ou seulement les plus grosses, permettra d’en avoir plus l’année prochaine, c’est vraiment hors-sujet ! La météo et la nature du sol, autrement dit pour la truite, la structure de la rivière, les usages de l’eau et du bassin versant, sont aux commandes pour réguler les récoltes disponibles à venir.

Comprenons-nous bien, on parle de pêche à la ligne de loisir, pas de pêche industrielle aux engins : l’efficacité reste faible au regard de la démographie de l’espèce !  Si la rivière est en mauvais état et les truites plus rares, ce principe n’est pas remis en cause :

L’aspect renouvelable du cheptel rend le prélèvement par pêche à la ligne de loisir soutenable, par nature. Même dans un milieu en mauvais état, la pêche ne peut pas être un danger pour les truites sauvages, ni sa restriction un levier utile à la survie de l’espèce. Les pêcheurs cesseront de prendre des truites ou même s’en décourageront par baisse de capturabilité, bien avant qu’elles n’aient disparu.

Au niveau de l’aspect non capitalisable, le fait que les truites épargnées par les pêcheurs ne se stockent pas et meurent naturellement, pour l’essentiel, après une ou deux reproductions, rend, lui aussi, la restriction de prélèvement sans intérêt pour résoudre les risques démographiques encourus à terme par l’espèce en cas de dégradation du milieu.

La seconde raison du malentendu est la permanence de la concurrence que se livrent les différents points de vue sur qui doit avoir accès à cette ressource et comment.

La protection des poissons est le faux alibi systématiquement utilisé pour éliminer les pratiques et les mentalités de pêcheurs qui ne sont pas jugés « désirables » par ceux qui prônent un changement du règlement.

Ces deux raisons, donc, que l’on pourrait résumer par le cumul de la méconnaissance et du parti pris, font émerger continuellement de fausses bonnes idées qui polluent les échanges entre pêcheurs quand il s’agit de réglementation ou de gestion, le plus souvent sans qu’ils en aient véritablement conscience.

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Olivier grimal et plasseraud
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Comment expliquer ce défaut de compréhension des mécanismes biologiques à l’œuvre de la part des pêcheurs ? Peut-on y remédier ?

D’abord ce sont des problèmes compliqués d’ordre écosystémique. Difficiles à comprendre car tout se tient, avec plein de boucles rétroactives et d’équilibres… ça les rend difficiles à appréhender. Il faut une base de culture en biologie et écologie alors que le niveau moyen des pêcheurs (mais ils sont loin d’être les seuls) est assez faible sur ce point.

Après, le parti pris intervient aussi : nombre de ceux qui auraient les compétences et le bagage intellectuel pour comprendre sont pollués par l’envie de détourner l’information… dans le but évident de conserver l’entre soi et son type de pêche préféré…  C’est très commode à ce moment-là d’utiliser l’argument de la protection du poisson pour se protéger en réalité des pêcheurs dont on ne veut pas !

C’est un mélange méconnaissance / mauvaise foi, les dosages sont variables, mais les 2 ensembles font des dégâts ! et je ne vois pas vraiment comment on peut changer ça… la meilleure façon serait de faire l’inverse de ce qu’on fait de manière générale, à savoir, d’avoir une pensée plus positive sur notre situation : on est dans un putain de beau pays avec des rivières à truites sauvages, on y accède pour pas cher, c’est quand même pas si mal ! Si tu considères que quelque chose n’est pas cassé, tu ne vas pas chercher à longueur de temps des solutions pour le réparer…

Oui, c’est ce qui ressort des querelles actuelles sur la gestion de la pêche et sa règlementation… mais ça ne date pas d’hier si ?

Ces querelles étaient déjà anciennes à mes débuts, comme le conflit asticoteurs/moucheurs, dont on a de nos jours oublié la violence. Et si le débat opposant les tenants de l’alevinage aux adeptes de la truite sauvage est aujourd’hui tranché sans appel en faveur de la gestion patrimoniale, il faisait rage dans ces années-là !

Ceci dit, les querelles entre pêcheurs sont une caractéristique majeure et intemporelle de notre microcosme. On ne peut rien décrypter sans le comprendre :

La pêche n’est pas un loisir sociologiquement homogène, ce qui complique singulièrement la tâche du gestionnaire, comparé à d’autres loisirs. Quand vous avez affaire à des pétanqueurs, vous pouvez comprendre comment les satisfaire. Si vos interlocuteurs sont des golfeurs, leurs attentes sont différentes, mais vous savez aussi ce qu’ils veulent. Quand vous gérez un loisir regroupant à la fois des golfeurs et des pétanqueurs, vous êtes dans l’impossibilité structurelle d’une réponse commune optimale aux attentes de vos pratiquants, tant elles divergent entre elles. C’est ce qui se passe dans la pêche de la truite. Disons qu’il existe des pêcheurs pétanqueurs, pour simplifier, ceux qui pêchent aux appâts naturels, et des pêcheurs golfeurs, pour faire court, les moucheurs. Entre les deux, un troisième type est en croissance, disons le pêcheur tennisman, l’adepte du lancer auquel on peut raccrocher un type plus récent, le nympheur à bille tungstène. Il est important de bien comprendre ce que signifient ces différences dans les attentes des pêcheurs. On peut les illustrer par le parallèle entre les pratiques loisirs de ces sports (on ne parle pas de compétition ici).

La pétanque loisir :

  • terrain de jeu : non exclusif, non spécialisé et partagé (place ou jardin public, terrain vague, voierie…) il est rarement optimal, souvent cabossé, mais facile à trouver : banal et de proximité. Accès libre, son entretien et son aménagement ne sont pas à la charge du pratiquant, mais ils ne sont pas faits en fonction de lui, ils découlent des autres usages (trottoir, parking, promenade…).
  • règles du jeu :  basiques et peu contraignantes, équipement simple, pratique populaire.

Traduction pêche populaire banale :

La rivière, terrain de jeu du pêcheur, est un espace partagé et imparfait en raison des nombreux usages de l’eau, où le pêcheur n’est pas dominant. En domaine privé, ultra majoritaire en première catégorie, le pêcheur est toléré par le propriétaire comme l’est la pétanque dans l’allée du voisin : du moment qu’on s’écarte quand il sort sa voiture et qu’on ne lui demande pas de reboucher les ornières !

Le golf loisir :

  • Terrain de jeu réservé et exclusif, dont l’aménagement et l’entretien sont totalement dédiés à la pratique du jeu,
  • Volonté d’entre-soi,
  • Consentement à payer pour ce privilège,
  • Règles très codifiées, volontairement sophistiquées.

Traduction pêche à la mouche :

Attente d’une rivière dédiée et adaptée aux exigences des pratiquants, incompatibilité de pratique avec ceux qui n’ont pas la même approche de la pêche.

Enfin le tennis loisir :

  • Position sociologique intermédiaire entre pétanque et golf
  • Plus jeune en moyenne, plus « sportif et performance »

Traduction pêche pour le lanceur et le nympheur tungstène :

Pratique plus intense que les deux autres, donc plus consommatrice d’espace et de linéaire de parcours, mais aussi plus demandeuse en cadence de touches. Tendance à se démarquer de la pêche pétanque et à se rapprocher de la pêche golf, mais n’en partageant pas tous les codes, elle se retrouve en concurrence des deux. 

Conclusion pour le gestionnaire de la pêche de l’existence de ces trois types d’attentes distinctes :

Le gestionnaire se trouve dans une situation de recherche de compromis introuvable. Il est condamné à se voir reprocher par chaque catégorie de pratiquant, ce qu’il fait pour l’autre. Les orientations stratégiques se font donc au cours du temps en fonction du poids relatif ressenti de ces groupes distincts ou au gré de leur prise de pouvoir dans le système associatif.

Si une majorité de pêcheur sur un territoire est contre l’ardillon par exemple, parlons-en car c’est visiblement LE sujet du moment, tu trouves donc normal qu’une FDAAPPMA l’interdise sur son territoire ?

Tu as une vision trop rationnelle de la politique ! Les gens qui prennent ces décisions pensent certainement qu’ils font œuvre utile. Mais il est très improbable que ce soit l’application des attentes du plus grand nombre des pêcheurs de leur département. Tu fais un présupposé qui n’est pas bon dans ta question : ils ne font pas ça sur la base d’une majorité de pêcheurs qui le réclament, mais sur les prescriptions d’une minorité agissante. Je ne suis pas sûr qu’il y ait eu beaucoup de référendums préalables à l’adoption de ce genre de mesures !

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pêche asticot
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Comment expliquer la tendance des pêcheurs à autant focaliser sur « le poisson », comme si celui-ci vivait extrait de tout le reste, que seule la relation entre le pêcheur et le poisson comptait ?

Le manque de compréhension des mécanismes écologiques qui régulent les populations de poissons que je viens d’évoquer, conduit aussi, effectivement, à une vision du pêcheur très autocentrée sur la relation poisson/pêcheur. Peut-être parce qu’il a le droit de vie ou de mort sur le poisson qu’il capture, le pêcheur se prend-t-il pour Dieu ? Toujours est-il qu’il surestime toujours son propre effet néfaste, et surtout, celui des autres pêcheurs. En extrapolant sa toute-puissance réelle sur le destin individuel du poisson qu’il a dans sa main à la population piscicole tout entière, il se trompe :

En gestion patrimoniale, ce sont les caractéristiques du milieu qui commandent l’abondance de truites. Le pêcheur n’y est pas pour grand-chose. L’efficacité de la pêche à la ligne sur les truites sauvages est bien trop faible. Pour beaucoup, cette impuissance est une idée insupportable, donc fausse, et il est plus rassurant de se dire que s’il n’y a pas assez de poissons, c’est que les autres en prennent trop. Ce mécanisme de pensée conduit les pêcheurs à placer des espoirs irraisonnés dans la restriction des prélèvements sous toutes ses formes : quota, taille légale, mode de pêche, etc.

Tu ne serais pas en train de nous dire que la réglementation de la pêche ne sert à rien, quand-même ?

Je n’ai pas dit ça, mais simplement qu’elle ne sert pas à ce que l’on croit !

Les contraintes de réglementation de la pêche ne servent pas à protéger les poissons mais à trier, à sélectionner le type de pêcheurs qui vont en bénéficier, en fonction de ce qu’ils entendent par-là : les attraper d’une certaine façon, les prélever ou les remettre à l’eau, ou seulement certains d’entre eux, peu importe. Toutes sortes de règles peuvent être très efficaces pour satisfaire certains pêcheurs, essentiellement parce qu’elles en dissuadent d’autres. Mais ça, c’est un choix politique, pas de la biologie.

Donc la gestion de la pêche en FD, elle est essentiellement politique ?

En professionnalisant les structures, les lois pêche et la loi de 2006 ont fait appel à des personnes très motivées et compétentes mais en même temps, les salariés des FD ne sont que le bras armé d’une politique, en effet ! La gestion de la pêche, notamment au travers de sa règlementation, c’est effectivement de la politique.

Mais il y a des fondamentaux biologiques incontestables dans la réglementation, comme l’âge de première reproduction, non ?

Pas du tout. La réglementation de la pêche de loisir est une construction intellectuelle, variable au cours du temps. Il n’y a aucune vérité absolue.

L’âge de première reproduction en est un bon exemple : ne pas prélever le poisson qui ne s’est pas reproduit au moins une fois. Pour la truite, chacun considère que c’est une règle sacrée, sans s’étonner que pour le saumon, pourtant le plus menacé et le plus protégé de nos salmonidés, elle ne s’applique pas !

La réglementation impose en effet qu’on ne prélève QUE les saumons adultes AVANT qu’ils ne se reproduisent, et, comble d’ironie, qu’on les relâche si on les prend APRES reproduction alors qu’ils sont quasiment tous sur le point de mourir naturellement à ce stade. On voit par là qu’il n’y ni morale ni biologie dans cette affaire, mais simplement traduction de l’usage en droit. Les saumons fraîchement remontés sont intéressants à pêcher et bons à manger avant reproduction, et ne sont ni l’un ni l’autre après. La règle est dictée par l’usage, pas par la protection de l’espèce !

Le caractère évolutif de la réglementation de la pêche de loisir montre bien à quel point elle est motivée par les attentes du moment : les augmentations de taille légale ou les diminutions de quota qui caractérisent les périodes récentes en sont une bonne illustration. Plus les pêcheurs se plaignent de ne pas prendre assez de poissons, plus ils demandent et obtiennent que leurs dirigeants durcissent la réglementation. La qualité de la pêche ne s’améliore pas de cette façon, nous en sommes tous témoins, mais c’est la seule issue laissée aux élus de la pêche par la pression des plus contestataires pour ne pas être taxés de « ne rien faire » face au problème ressenti. C’est une spirale sans fin, une surenchère permanente aux effets pervers, car mécaniquement, dans toute activité, plus on restreint la liberté de pratique, plus on dissuade de pratiquants.

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Olivier Plasseraud
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Si tu étais à la tête d’une FDAAPPMA sur un territoire salmo où tout se casse la gueule, tu serais peut-être tenté par un peu de marketing réglementaire non ?

A mon avis rien ne vaut la transparence et la sincérité. Mais la sincérité doit passer par l’objectivité qui montre que ce sont les facteurs naturels qui sont outrageusement dominant dans ce qui se passe et ne devrait donc pas mener à des gesticulations inutiles… ça veut dire donc aussi avoir le courage de ne pas proposer de fausses solutions. Si tu rajoutes des contraintes à la misère, tu ne rends pas la misère plus acceptable… après quelques sécheresses, la punition, les pêcheurs l’ont déjà et leur usage reste proportionnel à ce qui subsiste… pourquoi les entraver plus ? la rémission ne sera pas plus rapide… Ce qui se passe devant le désarroi, c’est la tendance spontanée à donner de fausses solutions. Il n’y a que 2 pistes pour un gestionnaire dans ce cas-là :

  • Soit tu restes droit dans tes bottes et ferme sur la gestion patrimoniale et tu expliques aux pêcheurs qu’ils doivent affronter la réalité en face,
  • Soit tu fais du marketing…

Etre capable de faire plus avec moins : c’est la tendance du moment au niveau sociétal et je ne vois pas comment les pêcheurs pourraient y échapper... De mon point de vue, cela devrait relever beaucoup plus de l’incitation comportementale que de la réglementation pour être efficace et ça implique de ne pas faire monter d’avantage les attentes sur les pratiques. Ce qui n’est pas raisonnable car fondé sur aucune disponibilité objective de ce qu’on a sous la main…. Nous y reviendrons j’espère !

 A ton avis, les FD et les AAPPMA remplissent-elles bien leurs missions de nos jours ? Beaucoup de pêcheurs n’en sont pas convaincus !

Il faudrait être sourd pour ne pas entendre les critiques !

Mais là encore, il existe beaucoup de lacunes de compréhension de la part des pêcheurs auxquelles il serait utile de réfléchir calmement dans une vision d’ensemble avant de poser des diagnostics et de proposer des solutions sur ce que devraient faire de plus ou de mieux les structures associatives. Je dois revenir aux fondamentaux pour être plus clair : Le rôle primordial d’une association de pêche, celui sans lequel rien d’autre n’est même envisageable, puisque ses adhérents ne pourraient simplement pas pêcher, est de détenir des droits de pêche. L’essentiel de la première catégorie est dans le domaine privé. Le propriétaire riverain, qui possède légalement le droit de pêche, accepte de laisser passer et pêcher des gens chez lui, le plus souvent gratuitement. Mais ça ne se fait pas tout seul. Conséquence historique de négociation politique de proximité et de bénévolat local, maintenir un tel équilibre est précieux. L’immense majorité des pêcheurs n’a pas conscience de ce rôle crucial et de cette fragilité sur laquelle repose tout l’édifice commun. Accuser une AAPPMA de « ne rien faire » au prétexte qu’elle ne fait pas grand-chose d’autre que de préserver cet équilibre relève de l’inconscience. En réalité, elle fait l’essentiel de ce que l’on peut espérer d’elle : permettre au pêcheur le privilège d’exercer librement son loisir chez autrui ! De son côté, la fédé fait également son travail le plus utile au pêcheur en maintenant la réciprocité entre AAPPMA et, pour la plupart, entre départements par les groupements réciprocitaires, ce qui profite à tous les pêcheurs sur l’ensemble du territoire.

Cette médaille a son revers : le système ne peut fonctionner que pour une pêche « pétanque », un jeu populaire que l’on accepte de jouer sur un terrain partagé et cabossé par d’autres usages, dont les attentes sont tolérées essentiellement à cause du poids social de son public local. Croire qu’on peut l’améliorer pour tendre vers une pêche « golf » par quelques restrictions des règles du jeu n’est simplement pas possible sans mettre en péril ces équilibres et déboucher d’une façon ou d’une autre sur sa privatisation. Bien sûr qu’il est possible d’avoir une pêche de bien meilleure qualité ! Mais ce sera inévitablement pour moins de pêcheurs, payant beaucoup plus cher pour pratiquer, sur des périmètres réduits, entretenus, empoissonnés et surveillés pour cela. Un tel choix n’a plus rien à voir par ses conséquences, avec le modèle actuel qui permet à tous de pêcher pratiquement partout en liberté pour pas cher.

Ce modèle est-il menacé selon toi ?

Un point majeur de la loi pêche a été la récupération automatique des droits de pêche par les AAPPMA en cas de financement public des travaux d’entretien des cours d’eau. C’est un frein imparfait à la privatisation de la pêche, mais qui s’est avéré statistiquement très efficace, même si c’est davantage par l’esprit de principe qu’il a induit que par son application formelle. Tant que ce point règlementaire et plus encore celui qui oblige à adhérer à une AAPPMA pour pêcher en eau libre tient, le modèle devrait tenir.

Mais la pêche associative subit la difficulté à trouver des bénévoles dans un contexte d’éloignement du lieu de pratique : on observe par exemple des associations qui regroupent de plus en plus de pêcheurs « hors sol ». Souvent, ce sont des pratiquants qui vont adhérer à une association plutôt qu’à celle de chez eux, croyant bien faire. Or le système ne tient que parce qu’il y a un usage local… quand il est suffisamment implanté il permet par la réciprocité d’avoir le territoire ouvert pour les pêcheurs de l’extérieur, les citadins les touristes…etc.  Je crains que si l’implication au niveau associatif ne se fait pas au niveau de la plus petite cellule locale, cela puisse avoir pour conséquence de fragiliser le système. Il n’est pas rare de voir même des pêcheurs ne voulant pas participer à la vie des AAPPMA mais plutôt devenir directement « bénévole de la FD » … On est typiquement dans le hors sol car le bénévolat implique une action précise locale, pas une action dématérialisée à des centaines de kilomètres. Or le fondement du tissu associatif, c’est du concret, c’est du local… ceci est difficile à entretenir et à maintenir. Cela passe par la transmission car elle implique affectivement les jeunes dès leur initiation et leur donne envie de s’intéresser aux rivières du coin.

Le pêcheur a comme loisir de cueillir les fruits d’un jardin possédé par quelqu’un d’autre, qu’il ne connait pas et qui, dans la majorité des cas, ne lui doit rien. Du fait qu’on pêche essentiellement la truite sur le domaine privé, l’édifice est fragile par nature.

Quand même, on doit pouvoir attendre davantage dans nos structures associatives, pour que la pêche soit meilleure, non ?

Dans un monde idéal, sans doute, mais l’état de nos milieux aquatiques étant la résultante des usages de l’eau et du bassin versant, il dépend des choix de notre société et de son rapport à la préservation des écosystèmes au sens large. La pêche associative y prend sa part, mais elle n’est qu’une composante modeste de ce tableau d’ensemble. Continuer de se battre pour préserver l’existant de nos milieux aquatiques est indispensable, mais pour avoir longtemps vécu les choses de l’intérieur, je ne crois pas qu’il soit possible d’apporter des améliorations spectaculaires à ce qui se fait déjà, compte-tenu des rapports de force en présence.

Quant à la gestion de la pêche elle-même, les solutions inspirées de l’étranger fascinent beaucoup de pêcheurs. Pas moi. Pour avoir pas mal promené mes waders sur la planète, je n’y ai vu que deux solutions pour faire un paradis de la pêche des salmonidés :

  • Soit être dans un désert humain, la qualité de la pêche étant inversement proportionnelle au nombre d’habitants au kilomètre carré
  • Soit réserver l’accès de la pêche à une poignée de privilégiés.

Entre les deux, comme chez nous, ça marche mais c’est boiteux. Et qu’on n’utilise pas tous les mêmes béquilles ne change, au fond, pas grand-chose à cette claudication.

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Olivier Plasseraud
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Faut-il plus d’engagement dans les AAPPMA ?

Plus d’engagement oui, mais à condition de ne pas se tromper de motivations ! A l’époque où l’on gérait le déversement de poisson et son élevage, on comprenait bien la nécessité du bénévolat ! Aujourd’hui il en faut encore pour certains bricolages, mais quand tu es en gestion truite patrimoniale, où le mieux à faire est de ne rien faire justement, ce n’est plus pareil… Pour la gestion en vrai grandeur, les actions sur le milieu, passent par les syndicats de rivière, ce sont eux qui sont légitimes pour intervenir dans le cours d’eau (voir la loi GEMAPI) avec l’appui technique des professionnels des fédés, c’est souhaitable, mais pas des pêcheurs bénévoles ! Après, tu vas avoir besoin de mobiliser ponctuellement pour monter au créneau face à un projet de microcentrale par exemple, pour essayer d’inverser le sens de l’histoire. Mais au quotidien pas grand-chose…  et le désœuvrement conduit au concours Lépine de l’invention d’une énième connerie réglementaire pour rendre les choses plus compliquées (voir tous les règlements intérieurs qui fleurissent ça et là). Structurellement, hormis la représentation des pêcheurs, la seule piste où il faut de l’engagement selon moi, c’est dans le recrutement et la transmission : et on en manque aujourd’hui ! Que des gens veuillent s’engager serait excellent, mais je pense qu’il faut trouver, encourager, encadrer, des raisons à cela, en tout cas ce n’est pas du côté de la partie gestion où des pro savent faire…Pour la trajectoire dans laquelle se trouve le loisir, dans la façon de le faire évoluer, ce qui est vital c’est la transmission. C’est un point très faible dans la pêche en France alors que c’est l’essence même de l’engagement dans tous les autres sports et loisirs ! La façon dont les plus jeunes sont formés par les moins jeunes, avec un système qui fonctionne sur la base d’un bénévolat ou monitorat, mais dans la pêche, ça marche très mal ! Les aappma font par exemple très peu d’Ateliers Pêche Nature et les effectifs de gamins encadrés sont faibles… Alors que la transmission inter générationnelle se fait de moins en moins à mesure que les relations intra familiales se distendent, ce serait pourtant une des façons de recruter de nouveaux arrivants et de former et faire corps dans l’état d’esprit désiré

Ton regard sur la démographie de notre loisir, tiens ?

D’abord, la démographie de la pêche n’est pas si mauvaise. On a un déclin certain des effectifs, mais une érosion de 2% par an environ, ce n’est pas énorme ! Honnêtement, je ne crois pas qu’on va pouvoir améliorer sensiblement le terrain de jeu, mais par contre, il n’est pas impossible que davantage de gens, ou au moins autant, puissent durablement bénéficier de ce qui reste, tout en évitant les trous générationnels avec un vieillissement…

Comment tu expliques cette faiblesse de transmission ?

 Je pense que le pêcheur n’est pas très altruiste en réalité, il ne fait pas tellement partie des gens qui ont envie de former des pratiquants de son propre loisir. Tout nouveau pêcheur dans son système est finalement perçu comme un concurrent. Les Clubs de pêche sportive ne font pas mieux que les AAPPMA. Beaucoup de clubs se valorisent en prônant la formation et le prosélytisme mais en réalité, ils font surtout de l’entre soi et la porte se ferme vite derrière ceux qui sont en place. On n’en voit pas beaucoup qui seraient débordés par des effectifs pléthoriques, tant ils séduisent de nouveaux venus ! Le réservoir de pêcheurs mobilisables par la transmission n’est pas exploité…

D’un point de vue économique, la filière aurait aussi beaucoup à gagner si cette transmission fonctionnait mieux, mais elle préfère miser sur des prescripteurs valorisant les techniques toujours plus pointues et équipées… alors que cela réduit le panel de gens susceptibles d’être attirés, tant ça rend la pêche complexe et sophistiquée ! On n’ouvrira pas la porte de cette manière ! Le fameux adage « méfiez-vous des spécialistes » prend tout son sens : quand tu dois gérer du commun, il faut se méfier du spécialiste qui par essence est toujours quelqu’un qui a poussé très loin la logique d’un système donné et qui donc en a une vision et des prescriptions qui ne vont pas avec le commun des pêcheurs.

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Olivier Plasseraud
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Qu’est ce qui te préoccupe particulièrement en ce moment ?

Pendant que les pêcheurs recherchent de fausses solutions à des problèmes mal posés entre eux, le monde bouge vite autour de nous. Aujourd’hui nous sommes trop en ordre dispersé, les pêcheurs sont comme des puces qui se disputent sur un chien malade…  La question ne sera probablement bientôt plus de savoir comment préserver la qualité de nos terrains de jeu, mais de continuer à y exercer notre loisir comme on l’entend…

Au niveau de l’accès à la Nature ?

Oui, la compétition avec les autres loisirs de nature qui va continuer de s’accroitre comme la compétition avec les autres usages pour le terrain de jeu. L’eau devient de toute façon un bien de plus en plus précieux et les milieux qui n’intéressaient personne et sur lesquels nous étions seuls vont être de plus en plus prisés pour l’usage économique et le loisir. Les milieux naturels en bon état jusqu’à récemment délaissés attirent désormais pour la promenade, la baignade, ça va nous mettre en situation de compétition pour l’utilisation de l’espace… ce qui va nous obliger à faire du corporatisme et du militantisme, un endroit où l’engagement associatif risque de faire sens.

Tout se complique. Les lâchers de poissons capturables, si importants pour l’économie actuelle de notre loisir et ses effectifs, auront de plus en plus de difficultés à justifier le mauvais traitement des animaux d’élevage qu’ils sont. Même si le tournant de la gestion patrimoniale est amorcé depuis longtemps, cette composante artificielle reste un outil précieux dont la perte aurait de sérieuses conséquences économiques pour la filière. Pour d’autres raisons, les alevinages indispensables pour l’halieutisme dans les lacs de montagne, risquent de ne pas résister longtemps à l’intégrisme naturaliste dans ces zones remarquables et protégées, ce qui signerait la mort de l’essentiel de la pêche en lacs d’altitude des Alpes et des Pyrénées. En parallèle, les anti-spécistes contestent le concept même de notre loisir et ont de plus en plus l’oreille des politiques…

Tiens à propos, quel regard portes-tu sur cette mouvance ?

Le mode de fonctionnement des antispécistes est de taper toujours le maillon faible et d’attaquer les outrances pour soulever un maximum d’indignation. Chez nous on les connait les outrances, c’est la pêche au vif et le poisson de bassine, attaquable pour mauvais traitement d’animal domestique. Mais si par un coup de baguette magique on faisait disparaître ces 2 sujets, on ne ferait pas du tout lâcher la pression des antispécistes, ils cocheraient juste la case d’une victoire dans l’attente de la prochaine qu’ils pourraient obtenir… Par essence, le loisir pêche est une insulte au sens qu’ils donnent aux interactions entre les différentes espèces. Un loisir qui consiste à aller emmerder des animaux n’est pas défendable et c’est une illusion de croire qu’une atténuation de ce qu’on fait subir au poisson serait une raison pour améliorer leur regard sur notre activité. Tous nos efforts pour nous rendre plus compatibles ne feront que nous fragiliser pour l’étape suivante. Et bien sûr, nos contradictions internes ne nous mettent pas en ordre de bataille pour faire face : Au moment où notre loisir évolue vers des pratiques ludiques de remise à l’eau systématique, il devient par ce simple fait de plus en plus contestable au titre de la souffrance animale gratuite, contrairement à la pêche consistant à attraper les poissons pour les consommer, dont il tend à s’éloigner. C’est un sacré effet ciseau. Le chemin de crête pour se tirer de ce mauvais pas semble bien étroit. Sans doute devrons-nous apprendre à revendiquer le sacrifice assumé et la consommation de poissons sauvages, témoins d’un milieu naturel de qualité à défendre aussi pour cette raison. Ce serait un moyen de conserver la cohérence et la légitimité qui nous seront de plus en plus contestées. Un loisir primitif intégrant une gastronomie authentique en circuit court et la fierté d’avoir attrapé soi-même sa dose de protéine animale ayant vécu libre. Voilà qui fait sens et pourrait même attirer de nouveaux pratiquants à cette seule fin. Mais je ne suis pas certain que les prescripteurs du « prendre plus pour relâcher plus », qui occupent l’espace médiatique actuel de notre loisir, y soient bien préparés !

Tu prônes donc un changement de paradigme ?

Oui, même si l’on n’en prend pas le chemin, le slow fishing pourrait être une voie : l’évolution actuelle vers une pratique purement ludique, ce que j’appelle le « prendre plus pour relâcher plus » crée une volonté de croissance là où l’on devrait être décroissants…  À mon avis c’est une erreur de se plaindre du fait que l’essentiel de nos problèmes environnementaux viennent de la recherche de croissance, tout en conservant le même logiciel pour la pratique de la pêche de loisir...  Indépendamment de la préservation des écosystèmes (car on sera toujours limités y compris dans la recherche du « mieux possible » en matière de terrain de jeu), si l’on passe notre temps à essayer de franchir les limites, on a deux natures de solutions : artificielle ou conflictuelle.

La solution artificielle consiste à déverser des poissons et la solution conflictuelle consiste à éliminer les concurrents. Autant que les arbres ne montent pas jusqu’au ciel, on ne va pas se mettre à glisser sur les truites dans une rivière…  Se dire en permanence que « ça pourrait être mieux » ne peut que conduire à se heurter à la réalité et à vouloir tirer quelque chose de cette réalité qui n’est pas possible.  Dire cela à des victimes de pénuries ressenties parfois durement est très pénible, je le comprends… mais encore une fois, le désastre là où il existe est lié à la dégradation du milieu, par contre, là où l’on fait avec ce qui subsiste, peut-être qu’on pourrait l’appréhender différemment. Le fait de se focaliser systématiquement sur la prise et l’accroissement de l’abondance de prise (en taille ou nombre) nous mène dans le mur.

Vouloir du toujours plus dans une réalité écologique qui nous offre du toujours moins, fabrique de la frustration, alors que cette réalité pourrait être rendue acceptable et conciliable si l’on en comprenait les enjeux et si l’on rétropédalait pour viser ce qu’on considère comme acceptable et agréable.  En ce sens, l’évolution de la pêche à la mouche est la parfaite illustration de ce qu’il ne faut pas faire. La mutation de la plume vers le tungstène est une énorme méprise : on a transformé une pêche qui choisit délibérément une efficacité moindre pour plus de plaisir pour une pêche de rendement qu’on va évaluer en tant que telle. Au départ, il y a une dimension contemplative dans la pêche à la mouche, son sens premier de la pêche à la mouche serait « ok, je sais qu’il y a des moyens plus efficaces pour attraper des poissons mais je ne les trouve pas aussi agréables, quitte à en prendre moins, autant que j’y prenne plus de plaisir ». D’avoir voulu en faire une pêche de cadence, de rendement et d’efficacité, c’est une erreur de traduction de l’essence même de cette pêche, ce détournement est un contre-sens historique. C’est d’ailleurs pour ça que sur le plan sociologique, je mets les pêcheurs aux leurres et les nympheurs tungstène dans le même panier des stakhanovistes.

D’où viennent ces attentes excessives selon toi ?

Pour moi, elles ont une double origine : l’artificialisation tout d’abord, on a gavé pendant de longues années les pêcheurs avec des truites déversées sans qu’ils ne fassent vraiment la différence entre truites sauvages ou pas... induisant une surestimation collective de l’abondance des truites sauvages (chose qui perdure un peu aujourd’hui encore en France et surtout à l’étranger). Ceci a créé des attentes beaucoup plus fortes que la réalité objective de ce que l’on peut avoir. Le deuxième aspect, c’est le modèle qu’on met en face des plus jeunes, à savoir qu’en ce moment on érige en modèle les plus stakhanovistes des pêcheurs adeptes du « prendre plus pour relâcher plus » au lieu de valoriser d’avantage une pêche qui profite de l’ambiance, du plaisir d’être dans la Nature et qui ne mettrait pas l’abondance des prises en haut des critères de jugement de réussite d’une partie de pêche, alors qu’elle n’est qu’une déformation de spécialistes ! De fait, si on ne tordait pas les jeunes en ce sens, ils n’iraient sans doute pas spontanément !

Attends, mais il vaut mieux choisir en exemple le pêcheur no-kill moderne, aussi demandeur de touches soit-il, que le viandard d’époque non ?

Pour moi, le viandard « symbolique » moderne (celui veut toujours plus de touches) est aussi néfaste que le viandard « vrai ». Que tu veuilles faire des tas de photos de truites pour mettre sur instagram ou que tu veuilles prélever des quantités de truites pour les poser sur le comptoir du bistrot ou dans ton frigo, ça ne change pas grand-chose en réalité sur la mentalité de l’individu.  Dans les 2 cas, il est demandeur de « beaucoup », pour prouver qu’il peut « plus ».  J’irai même jusqu’à dire que pour que le modèle « capturer plus pour relâcher plus » fonctionne, il nécessite davantage de poisson pour son assouvissement.  Je veux dire par là que, le pêcheur qui va à la pêche pour manger ses prises se contente souvent d’une paire de poissons pour être heureux et remplir le contrat de sa fierté et de sa motivation, pendant que le pêcheur no killer se sera ennuyé avec seulement 2 ou 3 poissons... Au final, le viandard symbolique est plus exigeant en matière d’accroissement de qualité de pêche que le viandard vrai. Le panier du viandard symbolique n’est jamais plein, ça le conduit à en vouloir toujours plus… la surenchère n’est juste pas de même nature.

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Olivier Plasseraud
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Bon, en pratique on fait comment pour renverser la tendance ?

Résister à l’injonction de la capture infinie me semble une voie possible !

… mais la machine est désormais bien enclenchée (d’ailleurs nous aussi on a notre part de responsabilité là-dedans) surtout avec les réseaux sociaux !

Oui, le travail à effectuer sur ce thème est d’autant plus important : la contribution utile que chacun pourrait essayer d’apporter dans ce dispositif, c’est justement de comprendre les clivages et les amenuiser. La prescription de plus en plus forte des « spécialistes » par le biais des réseaux produit une image très distordue de la réalité du pêcheur lambda et finit par nous éloigner de plus en plus de la dimension commune dont on a besoin…  Si on regarde comment a évolué la pêche lors des décennies écoulées, on assiste à une véritable balkanisation de pêches spécialisées. Bien que ce phénomène ait toujours existé, il prend une forme de radicalité depuis que le gros ventre mou des effectifs de « pêcheur tout-venant » tend à disparaitre…  A l’époque où il existait, la spécialisation ou le besoin de distinction était plutôt normal et indolore... aujourd’hui le morcellement est tellement important et les voies possibles si nombreuses, que ça créé un isolement de tout le monde et une cacophonie inédite.

Pour les pêcheurs motivés et prêts à s’engager, c’est là qu’il faut mettre le nez dans le système associatif tel qu’il existe plutôt que de produire des incidentes ou des variantes avec des clubs ou des collectifs par exemple, qui cassent du sucre sur le dos du système plutôt que de mettre les mains dans le cambouis. Certains tentent de morceler le commun et de le faire dériver vers quelque chose de plus ou moins spécialisé. C’est un luxe que la pêche ne peut plus se permettre, et totalement contre-productif face aux enjeux.

Est-ce qu’on ne pourrait pas pousser vers le slow fishing par la réglementation pêche ?

Dans l’approche slow fishing, il faut admettre de lâcher prise sur certains endroits qui ne sont plus à notre portée et qu’on ne maintiendrait qu’à bout de bras de façon très artificielle, tout en valorisant l’existant là où il est… cette valorisation passe par accorder plus de valeur symbolique à des prises relativement rares qu’on ne le fait aujourd’hui. Mais attention, la traduction de ceci n’a pas besoin de passer par de la réglementation, on ne parle pas de règlement là, on parle d’état d’esprit. Le problème n’est pas de savoir ce qu’on autorise ou ce qu’on interdit, c’est de savoir quelles sont tes exigences et quelles sont tes acceptations de ce qui se passe. D’essayer à toutes fins de traduire systématiquement les pratiques en réglementation me semble être dictatorial comme façon de voir les choses. Si on ne parvient pas à faire partager des points de vue par la conviction, la perception des enjeux vrais, on a perdu…  Je reviens sur l’ardillon, puisque le sujet fait débat : je trouverai par exemple très utile et élégant qu’on essaye de convaincre un maximum de gens que tant qu’à faire, progressivement, on peut très bien s’en passer, même si ça ne change pas grand-chose pour le poisson. Après tout, c’est plus facile à décrocher de son gilet ou de l’épuisette, et moins douloureux à enlever de son doigt, il n’y aucun malaise à prendre le problème de cette façon ! Mais le fait de le traduire en réglementation, ça dit autre chose : une volonté d’imposer à tous une contrainte, alors que le résultat sur la raison invoquée reste très hypothétique et sans véritable enjeu…pour moi ce n’est pas la bonne méthode. Il y a une composante primordiale de liberté dans la pêche de loisir, qui fait qu’elle perd à être cadrée.

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truite espingo
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Bon, on a compris, on rentre dans l’ère du « accepter ou mourir »...

Oui, l’acceptation fait partie de nos challenges à relever… et les domaines sont nombreux ! Tiens en ce moment on voit s’imposer à nous une nouvelle contrainte, c’est la montée en puissance de la loutre, qui nous fait un coup terrible dans les petits milieux purement salmonicoles. Evidemment, comme tout prédateur, elle ne met pas en péril la truite, mais elle cible essentiellement les poissons adultes qui font la qualité de la pêche. Ce que l’on observe en ce moment partout où elle fait son retour en force et où elle s’installe, c’est une forte réduction des biomasses, de l’âge des plus vieux poissons, de la taille moyenne des poissons adultes. A cela s’ajoute l’effet de stress sur l’activité des poissons en journée, là où elle est récemment passée la nuit précédente. Elle nous rajeunit les populations comme tout prédateur, ce qui la dynamise d’une certaine façon mais là, on se trouve devant quelque chose de nouveau qui pointe le doigt sur une divergence entre l’approche naturaliste et l’approche utilitariste pêche qu’on a évoquée : clairement il faudrait réguler les loutres pour avoir des populations de truites au top pour la pêche, mais il faut avoir la lucidité d’intégrer que cet argument n’est pas recevable… réguler un animal aussi emblématique pour amuser les pêcheurs…même pas en rêve ! on n’a clairement pas le choix sur ce coup-là, on va être obligé avec la loutre d’accepter d’avoir des poissons moins abondants et plus petits y compris dans les milieux qui vont très bien… de là à rencontrer des gens qui nous reprocheront de pêcher car on tape dans la gamelle des loutres, il n’y a qu’un pas ! Là on ne pourra pas faire le coup de l’ardillon et invoquer la protection des poissons… ça ne marchera pas ! La loutre illustre l’obligation qui nous est faite de repenser nos modèles car elle est autrement plus efficace que les pêcheurs à la ligne, avec ou sans ardillon…

Comment sauver l’halieutisme en France, Olivier ?

Si j’avais la réponse ! Il ne faut quand même pas surjouer l’importance du danger actuel qui serait au point de nécessiter un sauvetage d’urgence, la pêche n’en est pas là, heureusement !

J’ignore à quelle échéance, mais sans doute faudra-t-il penser les choses autrement. Je ne vois pas d’autres solutions que le slow fishing qui pour moi va de pair avec le slow food : on en attrape moins mais on en mange de temps en temps. J’entends par là le fait de trouver son plaisir dans la recherche délibérée de la capture du ou des seuls poissons que l’on souhaite sacrifier pour la table, en utilisant la modalité qui nous semble la plus agréable dans les conditions du moment, pour en profiter pleinement en toute liberté et conscience, tout en sachant à l’avance que la partie de pêche prendra volontairement fin quand cet objectif sera atteint.  Un retour aux sources assez primitif qui a mon avis n’est pas la version « viandard moustachu », mais plutôt sa version 2.0 : on a passé le cap de devoir se démarquer de la prédation mais une fois qu’on l’a digéré et intégré, c’est peut-être le moment d’y revenir. Peut-être qu’en fin de compte, la modernité tient dans cette forme d’ancestralité, perçue comme ringarde par ceux qui sont dans la logique de croissance, ludique ou économique, en abordant ces problèmes. D’ailleurs, le slow fishing qui consiste à se contenter du peu que la nature va continuer à nous offrir, va de pair avec le fait de ne plus considérer le poisson comme le partenaire d’un jeu cruel auquel seul le pêcheur s’amuse et d’arrêter les déversements massifs de truites de pisciculture… Mieux vaut choisir que subir !

Merci Olivier, pour le temps que tu nous as accordé, je ne doute pas que les concepts que tu as avancés nourriront la réflexion de nombreux lecteurs et n'ont pas fini d'alimenter le débat !

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