Il y a quelques années de cela, je suis tombé sur un film des Mouches De Charette dans lequel Jean Marc Chignard présentait avec brio une façon atypique d'aborder la pêche en eaux rapides, équipé d'une canne courte, d'un (très) long bas de ligne et d'une soie artificielle fine (en quelque sorte l'antipode de ce que mes pairs pyrénéens utilisaient). Je fus immédiatement frappé par la technicité et l'esthétisme de l'approche. J'ai encore en mémoire les posés extrêmement détendus qui permettaient à l'auteur de présenter à distance et très proprement une mouche sèche dans d'étroites poches d'eau calme entourées d'écume.
Après renseignements pris auprès de JMC et suite aux conseils de ce dernier, je me retrouvai au printemps dernier, sur les berges d'un plan d'eau de Thoiry (01), effectuant un stage de TLT (technique de lancer total) avec les plus grands spécialistes de cette discipline : les instructeurs de l'école de pêche suisse, la SIM. L'occasion m'était donnée de vous en parler, par le biais de Marcel et Malik, les deux francophones de l'équipe :
Bonjour messieurs et merci de nous présenter cette technique de lancer, ainsi que son origine ?
Marcel et Malik : C'est une très longue histoire... Les origines de la TLT remontent au moins aux années 1970. Un homme joue ici un rôle tout à fait central, le regretté Roberto Pragliola, décédé en mars 2018, auquel nous voulons rendre hommage. Sans lui, il est très probable que personne ne parlerait aujourd'hui de technique italienne de lancer ou de TLT (TLT signifie « technique de lancer total »), pour la simple et bonne raison qu'une telle technique n'aurait sans doute jamais vu le jour.
Cela dit, l'émergence de la TLT comme technique de lancer est la résultante de plusieurs facteurs. D'une part, il y a l'évolution des matériaux, en particulier l'arrivée sur le marché européen des premières cannes en graphite, plus rigides ou plus rapides, au cours des années 1970. Pragliola les appelait les cannes d'"action américaine" et il aura l'idée de les « sous-charger », c'est-à-dire de les utiliser avec des soies plus légères que celles recommandées par le fabricant. Le but est d'imprimer son propre rythme à la canne, pour gagner en vitesse de soie, et non plus de suivre le tempo dicté au lanceur par l'action de la canne qui se plie et se déplie sous l'effet combiné de sa propre inertie et du poids de la soie. Mine de rien, il y avait là une rupture complète avec les conceptions classiques du lancer, telles qu'elles dominaient alors (et qu'elles dominent encore).
D'autre part, il faut rappeler que nous sommes à cette époque dans une phase de réélaboration des conceptions du lancer, conduite par des auteurs et lanceurs d'outre-Atlantique, mais aussi européens (Ritz, bien sûr, en pionnier, et Gebetsroither pour n'en citer que deux), qui remettent en question la traditionnelle technique anglaise du lancer 13h-11h, bottin mondain coincé sous l'aisselle. Il est difficile de savoir jusqu'à quel point le monde mouche italien, plutôt isolé, avait alors connaissance de ces évolutions, mais c'est bien dans ce contexte de renouvellement général que les débuts de la TLT sont à resituer. On peut aussi faire l'hypothèse que l'intérêt de Pragliola pour le lancer de distance et la double traction ait joué un certain rôle dans les débuts de son évolution technique durant les années 1970-1980. A tout cela il faut ajouter le type de rivières sur lesquelles le maître florentin et ses amis évoluaient, cours d'eau du Centre de l'Italie, en général clairs et encombrés, où les longues cannes et les soies lourdes n'étaient pas l'équipement idoine ! S'adapter à des cannes plus courtes et à des soies plus légères implique là encore de remettre en cause certaines des certitudes techniques du moment.
Comment cette technique de lancer s'est-elle diffusée et quand votre école, la SIM Suisse, a-t-elle été fondée ?
Dès 1976, Pragliola publie ses premiers articles sur la TLT, non sans susciter de vives polémiques dans le monde des pêcheurs à la mouche italiens ; la France est le premier pays hors Italie à accueillir un de ses articles. Toutefois, malgré plusieurs livres publiés et un certain intérêt manifesté à l'étranger, la TLT reste longtemps méconnue hors d'Italie où, comme ailleurs, circulent du bon et du moins bon, du fondé et du moins fondé à propos de cette technique. Par exemple, beaucoup de gens, y compris chez nos amis italiens croient, comme ils disent, « lancer en TLT» — simplement parce qu'ils pratiquent avec une soie légère et une canne courte et rigide qu'ils agitent frénétiquement.
Il faut savoir que, malgré plusieurs tentatives de la faire connaître à l'étranger, notamment en France au début des années 2000, la diffusion de la TLT s'est heurtée à certaines difficultés : la barrière linguistique, les conflits de clochers, et last but not least une didactique parfois approximative. Une étape fondamentale dans la diffusion et l'enseignement de la technique en Italie a été la création, en 1987, de la SIM (Scuola Italiana di Pesca a Mosca), dont Pragliola a été le directeur technique durant une dizaine d'années. S'agissant de sa diffusion en Suisse et de la création de notre propre école, il faut citer le nom de
Sergio Rizzoli, du Tessin, qui a découvert cette technique alors peu connue dans notre pays et, qui en 2001, avec une série d'amis et en collaboration avec la SIM Italie, a fondé notre école, la SIM Suisse.
Les premiers développements de la SIM Suisse doivent beaucoup aux instructeurs italiens qui sont venus enseigner en Suisse avec grande générosité. Dès les années 2006, la SIM Suisse pouvait disposer d'un corps d'instructeurs formés en Italie et en Suisse, parlant plusieurs langues et compétents sur la technique, au point que — juste retour des choses — nous avons à notre tour contribué, dès 2010, à la formation des instructeurs en Italie ainsi qu'à la codification de la didactique et à l'approfondissement de la technique. Aujourd'hui nous sommes une dizaine d'instructeurs, et enseignons en Suisse et à l'étranger, aussi bien en français, qu'en italien, en allemand et en anglais. Et pour éviter toute équivoque : nous enseignons sans but lucratif, pour le seul plaisir de transmettre collectivement une technique passionnante, belle et... efficace.
Marcel Formica est né en 1957 et pêche à la mouche depuis de nombreuses années. On le croise sur les rivières du Jura, d'Autriche et d'Italie, qu'il pratique en mouche sèche de préférence.
Il a pris son premier cours SIM en 2003 et est devenu élève instructeur SIM Italie en 2006. En 2014, il a atteint le niveau le plus élevé des instructeurs SIM en Italie. Pilier de la SIM Suisse, il anime l'école de pêche de l'AAPPMA de Thoiry dans l'Ain. En hiver, il reçoit les élèves membres de la SIM Suisse pour des entraînements conviviaux.
Marcel est membre de la commission didactique et technique de la SIM Suisse
En quoi cette technique est originale et se différencie des méthodes classiques ?
Vaste question ! On a combien de volumes ?
Il y a une réponse superficielle à cette question, qui intéressera les marchands d'articles de pêche : la différence tiendrait dans le matériel. Ce n'est pas faux. On utilise des cannes courtes, entre 7.6 et 8 pieds et des soies légères, en général des DT 2 à 4. Souviens-toi que la technique, à l'origine, est née pour répondre aux défis particuliers que posent des cours d'eaux petits à moyens, souvent très encombrés : dans ces conditions, une longue canne, à moins de se contenter de pêcher sous le scion, n'est pas l'outil idéal. Par ailleurs, pour une technique où des petits effets imprimés à la canne au bon moment permettent d'obtenir toute une gamme de lancers particuliers, l'utilisation d'une canne courte, réactive et légère, est certainement un avantage, surtout en période d'apprentissage. Mais c'est évidemment moins dans le matériel utilisé que dans la façon de s'en servir que résident les différences essentielles avec les techniques classiques. Les lois de la physique sont les mêmes pour tout le monde, de ce côté-ci des Alpes comme en Italie.
Malik Mazbouri est né en 1963 et pêche depuis toujours.
Passionné de lancer mouche, il fréquente les rivières alpines, jurassiennes et argentines, ainsi que les flats tropicaux où il traque les espèces locales, avec un faible prononcé pour le permit et la GT. Entré à la SIM Italie en 2003, il est passé élève-instructeur en 2006.
En 2011 il atteint le niveau le plus élevé des instructeurs SIM en Italie et est le premier non-italien à avoir accédé à la commission technique de cette école, dont il a été membre de 2012 à 2016.
Malik est membre de la commission didactique et technique de la SIM Suisse.
Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?
Bien sûr !
Première observation : la technique italienne cherche plus que les autres à tirer les conséquences d'une vérité que beaucoup de pratiquants méconnaissent, à savoir que la canne ne « travaille » pas toute seule et, en particulier, que ce n'est pas parce qu'elle se « charge » et se « décharge » qu'on parvient à projeter une soie. La canne est avant tout un levier, grâce auquel on met en mouvement une masse : la soie. Cela entraîne certaines conséquences sur lesquelles on reviendra dans un prochain article si vous êtes intéressés.
Deuxième observation : l'usage d'une soie légère comporte toute une série d'avantages, notamment en terme de discrétion de poser. Là où les autres techniques vont se reposer sur le poids de la soie pour obtenir la distance voulue, la technique italienne va, elle, plutôt miser sur la production de la vitesse de soie et son contrôle. La vitesse n'est pas le but, mais le moyen.
Et puisqu'on aborde la question du contrôle, troisième observation : en lancer italien, on cherche à obtenir le contrôle de l'ensemble du système soie, bas de ligne et mouche et non pas seulement celui de la boucle, qui est certes essentiel, mais pas suffisant. Cela signifie, par exemple, et c'est une autre différence avec les techniques classiques, qu'on cherche à contrôler complètement la conformation du poser de la soie, mais aussi du bas de ligne, qu'il soit tendu ou regroupé, et évidemment de la mouche. Dans cet esprit, des présentations du type mouche qui se pose sur l'eau comme une fleur de pissenlit — en réalité : sans grand contrôle et à la merci du moindre souffle d'air, quand la soie n'est pas déjà emportée par le courant — sont remplacées par des présentations tout aussi délicates mais où le contrôle est étendu au posé lui-même, en cherchant à poser la mouche et le bas de ligne avant la soie.
Enfin, quatrième observation, il découle de tout cela que là où les techniques classiques privilégient des plans de lancer verticaux et des trajectoires parallèles, le style italien préconise des plans de lancers inclinés, plus adaptés aux conditions concrètes de pêche ainsi que des trajectoires inclinées, qui permettent de diriger la mouche et le bas de ligne directement sur les cibles visées (et non pas au-dessus de celles-ci).
A quels types de cours d'eau est-elle adaptée ?
La technique est en partie née sur les bords des rivières apennines : les eaux rapides voire torrentueuses sont le terrain de jeux favori des pêcheurs pratiquant le style Italien. Cela dit, les compétences de lancer développées sur ce genre de rivières sont à notre avis applicables sur tous les cours d'eau. Pour citer une petite anecdote, un groupe d'entre nous était allé prendre un cours de nymphe au fil (formidable) chez Marcel Roncari, sur le Doubs. Bien entendu, nous n'avons pas résisté à lancer aussi quelques sèches : Marcel, qui n'avait nul besoin de nous flatter, s'est dit très impressionné par la longueur des dérives que nous arrivions à obtenir. Nous étions en canne de 9 pieds soie de 4 par jour de vent. Autre exemple : la pêche en mer tropicale en soie de 8 à 12, où un lancer adapté de notre lancer sous-scion, qui permet de faire évoluer la mouche très près de la surface, fait merveille s'agissant de la pêche du bonefish ou de Caranx Ignobilis
Pouvez-vous détailler les concepts de linéarité et d'angularité qui sont à la base de cette technique ?
Volontiers !
Le respect de la linéarité, c'est-à-dire le soin que l'on met à faire effectuer au scion de la canne une trajectoire qui soit la plus rectiligne possible durant l'application de la force (mise en mouvement de la soie grâce à l'action exercée sur la canne) lors du lancer arrière ou avant, est un classique du lancer mouche. Plus la trajectoire du scion s'éloignera de cette droite ou, pour le dire autrement plus elle sera convexe, plus vous obtiendrez une boucle large. A l'inverse, une trajectoire concave de la pointe de la canne, en général due à une application erratique de la force en cours de lancer, produira une boucle croisée (tailing loop).
Pour obtenir de la précision et une boucle serrée, la trajectoire linéaire du scion et, par conséquent, celle de la soie est donc un élément fondamental et cela dans toutes les techniques.
L'angularité n'est rien d'autre que la linéarité exprimée sur une trajectoire angulaire, c'est-à-dire « anglée » de bas en haut sur le lancer arrière et de haut en bas sur lancer avant, et non pas, comme il est en général d'usage dans les autres techniques, sur une trajectoire parallèle. Une fois encore on cherche à diriger le système soie, bas de ligne, mouche vers la cible, qui se trouve en direction de la surface de l'eau et non pas à plusieurs mètres au dessus-de celle-ci. Evidemment plus la distance à atteindre est grande, plus la trajectoire à donner au système se rapproche de la parallèle. Rappelons que le gros des lancers sur une petite rivière s'effectue à des distances qui n'excèdent que rarement les 8-12 mètres. Dans ce contexte, des trajectoires angulaires qui permettent de poser le bas de ligne voir la mouche avant la soie constituent, en termes de discrétion et de lutte contre le dragage, un avantage apprécié.
Voici une vidéo qui illustre le propos de Malik et Marcel :
Quels sont les pré-requis pour le pêcheur qui désire se lancer ?
Il faut distinguer selon qu'il s'agit d'un pêcheur débutant ou d'un pêcheur confirmé. En général, nos débutants n'ont pas plus de difficultés à s'initier au lancer mouche à l'italienne qu'au lancer mouche classique : les mêmes principes généraux de base s'appliquent à toutes les techniques. Quant au pêcheur confirmé, il lui faudra trois qualités essentielles : l'ouverture d'esprit, la capacité de se remettre en jeu et la patience. Le reste découle de ces prémisses.
Comment doit il procéder en pratique ?
Si l'objectif est de se perfectionner sur le lancer mouche en général, nous disons volontiers : plutôt que de dépenser 700 euros pour une canne magique qui fait des belles boucles serrées toute seule, mieux vaut investir une partie de cet argent dans un cours de lancer, auprès d'un club ou auprès d'un instructeur agréé qualifié en France. Cette personne n'aura pas besoin de nos services ! Si l'objectif est de découvrir et d'approfondir la technique italienne, alors on leur recommandera de s'inscrire à un de nos cours (www.simfly.ch).
Merci beaucoup pour vos réponses, je vous dis à très bientôt pour la suite de notre série d'articles et surtout rendez-vous au printemps à Thoiry car la maîtrise de ce lancer est un travail de longue haleine qui s'acquiert rarement en un seul stage !
En attendant, quittons-nous avec quelques images de Roberto Pragliola, la classe :