Poutès, la grande illusion…

Barrage Poutès

La France dispose d’un réseau hydrographique remarquable par son abondance et sa diversité, et parce qu’il abrite encore aujourd’hui un patrimoine aquatique exceptionnel. Nous avons effectivement la chance de connaître un grand nombre d’espèces pisciaires et au premier plan, les espèces dites grandes migratrices, celles qui durant leur cycle de vie, vont passer du milieu marin au milieu continental. Si nous pouvons nous vanter de cette diversité, il nous faut malheureusement être beaucoup moins enthousiastes quant à l’état de santé de la majorité de ces espèces.

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Le Saumon atlantique, un patrimoine aquatique national

 

S’il en est un qui symbolise tous « ces migrateurs », c’est sans nul doute le Saumon atlantique (Salmo salar). Il est un des plus grands salmonidés et colonise, tant bien que mal, les fleuves français depuis les gaves du pays Basque jusqu’aux petits côtiers de la Picardie. Ce poisson nous fascine depuis des siècles et il hante profondément l’âme de milliers de pêcheurs aux quatre coins du Monde.

Pourtant, nos activités n’ont cessé de lui nuire, de réduire drastiquement son aire de répartition, de dégrader la qualité de ses habitats, de multiplier les obstacles sur sa migration. Si bien qu’aujourd’hui, le Saumon Atlantique est une espèce vulnérable, a fortiori sur nos grands fleuves (Rhin, Seine, Garonne-Dordogne, Loire) où nous prenons conscience, je l’espère de plus en plus (?), de la nécessité de lui redonner une place.

 

La population du bassin Loire-Allier et l’enjeu « Poutès »

 

S’il est un autre symbole, celui de notre incapacité à se donner les moyens et l’ambition de restaurer une population de saumon sauvage sur un grand bassin hydrographique, c’est sans nul doute le barrage de Poutès, sur la rivière Allier (bassin de la Loire).

Le bassin de la Loire est le plus grand bassin hydrographique français. Pour accéder aux frayères, les saumons réalisent une migration anadrome de plus de 800 km, ce qui constitue une vraie particularité à l’échelle de son aire de répartition. Cet état de fait est en partie à l’origine de la singularité génétique des saumons du bassin ligérien, singularité issue d’une adaptation pluri-centenaire. On est proche de l’endémisme, et dans tous les cas face à une biodiversité irremplaçable.

Aujourd’hui, la pérennité à long terme du saumon ligérien est pourtant loin d’être acquise, alors même que le premier « Plan Saumon » date de 1972. Bien évidemment, les causes sont multifactorielles, en permanente évolution, et il est donc délicat de cibler précisément ce sur quoi il faut agir en priorité. Mais on peut être certain d’une chose, c’est que la grande majorité de ses frayères historiques reste inaccessible. Prenons quelques rapides exemples : sur l’axe Loire, toutes les frayères amont sont inaccessibles depuis la construction du barrage de Villerest en 1989 (59 mètres de hauteur…) ; sur l’axe Vienne, le complexe de l’île Jourdain condamne l’accès aux frayères historique et la restauration s’est concentrée sur un affluent de la Vienne, la Gartempe, où malgré des progrès significatifs récents, il existe encore de très nombreux obstacles, (avec des problèmes pour la dévalaison des smolts du fait de l’activité hydroélectrique soutenue), sur l’axe Sioule, les frayères amont sont également inaccessibles depuis la construction du barrage de Queuille (1905). Ainsi, la construction des ouvrages infranchissables en aval des frayères ont condamnés les axes Creuse, Vienne, Cher amont, Loire amont, Sioule amont engendrant une perte de production d’environ 300 000 smolts.

Il ne reste aujourd’hui que la Gartempe, la Sioule aval, l’Arroux, l’Alagnon et l’Allier produisant environ 100 000 smolts et en sous capacité productive (historiquement ces zones produisaient 325 000 smolts). 

Sur l’axe Allier, la situation est un peu différente et les conditions migratoires sont plus favorables que sur les autres axes précités. La principale difficulté pour accéder aux frayères de qualité est le barrage de Poutès (18 mètres de haut), mis en service en 1941. Pendant 45 années, plus aucun saumon n’a pu accéder aux frayères du Haut-Allier. Une passe à poissons (ascenseur) a en effet été construite en 1986 mais il faut bien avouer que cet ouvrage dispose d’une efficacité très relative.

Sur la période 1986-2017, seuls 55 saumons (+/-35) franchissent en moyenne chaque année le barrage de Poutès (chiffres issus des suivis de l’association LOGRAMI) ; ce qui représente moins de 13% (+/-5) des saumons comptabilisés au barrage de Vichy (environ 230 km en aval) et 44% (+/-16) des saumons comptabilisés à Langeac (localisé seulement 30 km en aval de Poutès). Malgré différents efforts pour améliorer son efficacité, l’ascenseur de Poutès reste encore aujourd’hui faiblement utilisé par le saumon (sur 4 saumons se présentant au pied du dispositif, seul 1 parviendrait à le franchir) et ce dispositif est très sélectif tant sur l’espèce capable de l’utiliser que sur les tailles de saumons

A la dévalaison, le modèle d’estimation des mortalités  donne une mortalité nette pour la dévalaison des smolts de 32,2% pour Poutès.

Poutès revêt un enjeu tout particulier dans la volonté de sauvegarder le saumon sauvage de l’axe Loire-Allier. On considère que les migrations sur l’axe Allier représentent en effet plus de 75% de la population migrante à l’échelle globale du bassin de la Loire. Près de 50% des zones de production de smolts du bassin Allier se situent en amont du barrage de Poutès. Les survies et le grossissement des juvéniles sur l’Allier en amont de Poutès sont les plus fortes estimées sur l’ensemble du bassin Loire.

Cet enjeu a très clairement été identifié par la communauté scientifique, que ce soit lors du rapport Phillipart, en 2009 (commande par le Ministère de l’écologie de l’époque) ou plus récemment par le comité d’experts Saumon du PLAGEPOMI Loire (Plan de Gestion des Poissons Migrateurs).

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Saumon Atlantique
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De la fin de la concession au « Nouveau Poutès »

 

La concession de la chute de l’Allier a pris fin en 2007, il y a donc déjà plus de 10 ans. Déjà plusieurs années avant la fin de la concession, différents acteurs locaux (SOS Loire Vivante en tête) se mobilisaient pour faire valoir les enjeux écologiques autour du Saumon, dénoncer les conditions de gestion et d’exploitation du site et demander un effacement du barrage.

Après plusieurs années de mobilisation, EDF propose en 2010 un premier projet d’aménagement du barrage prévoyant un abaissement sensible, la construction d’un seuil amovible pour un turbinage au fil de l’eau. Cette solution permettrait le maintien de 80 à 90% de la production annuelle d’électricité et une nette amélioration potentielle des conditions de montaison/dévalaison pour le Saumon. La majorité des ONG locales et nationales accepte l’idée de cette alternative à l’exception de l’association LOGRAMI qui milite pour un effacement total depuis le début du dossier.

Il faut attendre le 6 octobre 2011 pour que Mme. Kosciusko-Morizet, alors Ministre de l’Ecologie, présente officiellement le projet de Poutès avec la construction d’un seuil effaçable présentant une hauteur de chute maximale de 4 mètres. Ce projet contente finalement à peu près tout le monde, tant les défenseurs du Saumon (qui obtiennent la garantie de meilleures conditions de migration et le doublement du débit réservé), EDF (renouvellement de la concession) que les élus locaux (maintien de 90 % de la production d’électricité donc des taxes locales…). Chacun y va de son communiqué de presse et on évoque une « belle victoire pour le saumon sauvage, fruit de l’intelligence collective » menés par WWF signataire de la convention hydro électricité et EDF !

Evidemment l’histoire ne s’arrête pas là… Pendant 4 années, on n’entend plus parler de Poutès dans les journaux. Un comité de suivi est mis en place, deux enquêtes publiques sont réalisées sur le phasage des travaux, EDF développe sa communication autour du « Nouveau Poutès »… Et le 3 avril 2015, EDF obtient un avis favorable au renouvellement de la concession pour une durée de 50 ans Au lieu des 40 ans prévus initialement.

Le « Nouveau Poutès » poursuit son bonhomme de chemin, les travaux démarreront à l’été 2016 pour s’achever en 2019…

 

Reporté sine die, les saumons attendront…

 

Quelques jours seulement avant le démarrage du chantier, M. Levy, PDG EDF, annonce que le début des travaux est reporté et que les travaux s’étaleront non pas sur 3 mais sur 6 ans. Explication : la situation financière d’EDF, la chute du prix de l’hydroélectricité sur le marché et le coût global des travaux (environ 24 millions d’euros).

Jusque-là, il ne s ’agit que de calendrier. Les ONG font les gros yeux, menacent de quitter le projet mais EDF s’engage à démarrer les travaux dès 2017. Les ONG acceptent le compromis.

2017, les travaux commencent, ils visent à descendre la cote de la retenue pour évacuer une partie des sédiments stockés et préparer le reprofilage du futur lit de l’Allier. Durant cet abaissement partiel, un suivi de la dévalaison des smolts (par télémétrie) est réalisé. Les résultats sont très positifs puisqu’ils révèlent que le temps de transit des smolts dans la retenue a été divisé par 132 (retenue actuelle = 3 500 m de long ; temps de transit actuel = 20 jours / retenue projet = 300 mètres ; temps de transit projet = 3.6 heures). Mais il faut souligner que ces résultats ont été obtenus sur moins de 10 poissons, on peut alors s’interroger sur leur représentativité…

Parallèlement, la situation économique globale d’EDF est toujours très instable et le marché de l’hydroélectricité reste bas.

Fin 2017, sans aucune annonce officielle, on apprend par les ONG parties prenantes du « Nouveau Poutès » que le projet serait à nouveau modifié. On parle désormais d’une hauteur de chute de plus de 7 mètres et du maintien de l’ascenseur à poissons… On manque de s’étrangler.

Nous apprenons alors que la modification du projet est soumise à un seul avenant formalisant ces modifications majeures. Personne n’en parle, la presse  (Charlie Hebdo, Le monde, la Montagne etc…) se mobilise sur la Desge, petit affluent de l’Allier, au pied de la pisciculture de Chanteuges (cf. Conservatoire National du Saumon Sauvage), où une petite centrale devrait être construite mais rien sur POUTES.

 

L’occasion manquée

 

Nous voilà plus de 10 ans après la fin de la concession. L’Etat, EDF, ont embarqué tout le monde autour du « Nouveau Poutès », à grands coups de compromis car nul doute que les ONG et autres défenseurs du saumon auraient préféré s’engager pour un effacement complet et définitif de cet ouvrage. 10 ans après, personne ne sait où on va et combien d’années durera encore cette gabegie. Les saumons attendront.

Lorsqu’on se fait le film en arrière, on se dit qu’on a gâché beaucoup de temps et d’argent. J’ai le sentiment que Poutès est l’illustre exemple de notre incapacité à prendre des décisions courageuses sous prétexte de vouloir absolument gagner sur tous les tableaux. Poutès aurait dû être une évidence face à l’importance majeure des enjeux écologiques en comparaison à l’importance mineure de l’enjeu énergétique (moins 0.2% de la production hydroélectrique nationale). Ce n’est pas la vision d’un ayatollah du retour à une nature sauvage, simplement une lecture non-politisée de ce qui aurait pu être un geste fort envers notre patrimoine écologique. Les saumons attendront, suffisamment longtemps ?

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Copyright photo LOGRAMI

Sites Internet consultés :

http://www.logrami.fr/

http://www.nouveau-poutes.fr/fr

http://www.rivernet.org/

http://www.sosloirevivante.org/

http://www.ern.org/fr/

http://www.apsaumon.com/

Principales références :

Cohendet F 1993. Le saumon de l'Allier. Son histoire, sa vie, son devenir. Thèse de doctorat, école nationale vétérinaire de Toulouse. 795 p.

DREAL bassin Centre-Val de Loire. PLAGEPOMI du bassin de la Loire, de la Sèvre niortaise et des côtiers Vendéen 2014 – 2019.

EDF, 2016. Résumé non-technique pour la demande de renouvellement de la concession hydroélectrique de Monistrol d’Allier et l’Ance du Sud (Barrage de Poutès -Saint Préjet et Pouzas). 30 p.

LOGRAMI, 2009. Suivi de la migration du saumon sur l’Allier par radiopistage entre Vichy et les zones de frayères. 156 p.

LOGRAMI, 2017. Rapport d’activité année 2016 du programme de recherches appliquées en faveur des poissons migrateurs. 365 p. + annexes

Perardel G., 2013. Aménagement hydroélectrique de Monistrol d’Allier – reconfiguration du barrage de Poutès. 39-51 pp.

Phillipart, 2009. Rapport Expertise Saumon – barrage de Poutès, pour MEEDDAT. FNRS, Université de Liège. 103 p.

A propos de l'auteur

Yann est originaire de Lyon et vit à Morzine aujourd'hui. Il pêche depuis l’âge de 6-7 ans après avoir attrapé le virus grâce à ses stages de pêche estivaux à l’…