La cutthroat : truite endémique de l’ouest américain

cutthroat

« […] à mon retour, j’ai trouvé la fête au camp ; ils avaient dépecé le bison et apporté un peu plus de viande comme je l’avais demandé. Goodrich avait attrapé une demi-douzaine de belles truites et des corégones de deux sortes. Ces truites [NB : prises dans les chutes] mesurent de seize à vingt-trois pouces de long, ressemblent exactement à notre truite de montagne ou truite mouchetée par la forme et par la position de leurs nageoires, mais les tâches sur celles-ci sont d’un noir profond au lieu de la couleur rouge ou or de celles communes aux Etats Unis. Elles sont munies de dents longues et pointues sur le palais et la langue et ont en général un petit trait rouge de chaque côté à l’arrière des nageoires ventrales antérieures ; la chair est d’un pâle rouge jaunâtre, ou en bon état, d’un rouge rosé. »

Meriwether Lewis, Journals of the Lewis and Clark Expedition, 13 juin 1805.

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Lors de mes séjours de pêche dans l’ouest américain, je réserve souvent quelques jours pour aller visiter les rivières sauvages du nord de l’Idaho. Ces cours d’eau coulent à travers des forêts nationales protégées et pour y accéder, il faut parcourir parfois une bonne centaine de kilomètres de piste. A part le chemin, il n’y a aucune trace de civilisation, pas de maison ni de ligne électrique ou téléphonique. Il n’est pas rare, chemin faisant, de croiser un ours ou quelques loups. Lorsque j’arrive enfin au bord des cours d’eau, je ne peux m’empêcher de penser à chaque fois que la rivière devant moi est telle que l’ont découverte les premiers colons lors de la conquête de l’Ouest, suivant les chemins tracés par l’expédition menée par Lewis et Clark, il y a un peu plus de deux siècles.

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rivière Idaho
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Rivière dans le nord de l’Idaho
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Un poisson exotique pour nous et facilement identifiable :

La truite fardée ou « cutthroat » (Oncorhynchus clarkii) est la seule truite endémique du nord-ouest des USA. Il n’y avait pas de truites Fario outre-Atlantique avant l’introduction des premières souches venant d’Allemagne et les truites Arc-en-ciel ne colonisaient que les rivières froides du côté du Pacifique. Les Cutthroats partageaient alors les rivières avec quelques ombres arctiques et des « whitefish » ou menomini des montagnes (Prosopium Williamsoni) de la famille des Corégones.

Il existait alors 14 souches différentes de truites fardées. Deux de ces souches (Yellowfin Cutthroat et Alvord Bassin Cutthroat) ont aujourd’hui disparu et 5 souches sont actuellement menacées. Les américains se sont maintenant mobilisés depuis les années 70 pour protéger les souches restantes et leurs territoires.

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cutthroat
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La répartition historique des truites fardées s’étendait du sud du Nouveau-Mexique à la côte pacifique de l’Alaska. Elles sont aujourd’hui encore bien présentes dans le Montana, l’Idaho et le Wyoming (le triangle d’or de la pêche à la mouche aux USA) où je vais souvent poser mes mouches à la recherche de trois souches emblématiques de ce poisson ; Les Westslope , Yellowstone et Finespotted Snake River Cutthroats. Si la plupart des rivières célèbres des USA sont des tailwaters (rivière sous barrage) produisant de grosses Arcs et Farios, pour mon plus grand bonheur, les Cutthroats colonisent en général les rivières les plus naturelles et sauvages de ces régions. Ces cours d’eaux, sinuant au milieu de paysages grandioses, sont bien sûr de loin les plus beaux.

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Westslope Cutthroat (à gauche) et Yellowstone Cutthroat (à droite)
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Fine Spotted Snake River Cutthroat
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Fine Spotted Snake River Cutthroat
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Les truites fardées sont facilement identifiables. Tout d’abord par la présence de 2 traits rouges ou oranges bien visibles sous la mâchoire inférieure et qui leur valent le nom de « gorge coupée ». Une autre caractéristique commune à toutes les souches de ces truites est la répartition des points sur leur robe. Peu nombreux, voire quasiment absents près de la tête, ils sont de plus en plus visibles à l’approche de la nageoire caudale et très présents sur cette dernière.

Un poisson au comportement spécifique qu'il faut connaître : 

Les truites fardées ont un comportement spécifique bien différent de celui des truites que nous connaissons. Une caractéristique qu’il faut absolument prendre en compte est que les Cutthoats se déplacent énormément au fil des saisons mais aussi lors d’une courte période. Selon le milieu, elles peuvent se tenir dans les eaux d’un grand lac les mois d’hiver, puis monter au printemps frayer sur les têtes de bassins pour coloniser ensuite de plus grandes rivières à la nourriture abondante. Mais il n’y a aucune règle précise en fonction des saisons. Une rivière peut abriter en septembre une population importante et être complètement déserte l’année suivante à la même période si une année particulièrement chaude a incité les poissons à remonter beaucoup plus en amont trouver des eaux fraiches et oxygénées et parfois inaccessibles. On a pu mesurer que des poissons équipés de radiobalises dans la rivière Yellowstone parcouraient parfois plus de 10 km en 24 heures.

Une autre caractéristique de ces poissons est leur fort instinct grégaire. Les truites fardées se déplacent en banc et n’occupent pas tous les secteurs d’une rivière, colonisant à plusieurs les meilleurs postes et laissant parfois vides, des centaines de mètres de linéaire de rivière.

Priorité donc au choix du parcours et si, comme moi, vous attaquez tôt le matin il faudra d’abord prospecter des secteurs lents et profonds qui concentrent toute les truites tant qu’il fait froid. Puis avec les premières éclosion et l’arrivée des terrestres, les Cutthroats s’installent d’abord dans les courants peu rapides pour être présentes au pic de l’activité sur à peu près tous les postes classiques, à condition qu’il y ait un pool assez profond à proximité. La bonne nouvelle, c’est qu’une fois les poissons localisés, ils se laissent approcher beaucoup plus facilement que nos farios. Il m’est parfois arrivé de traverser une rivière et de voir les poissons se remettre à gober une poignée de minutes après mon passage.

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Au milieu des bisons dans le parc du Yellowstone
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Au milieu des bisons dans le parc du Yellowstone
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Les truites fardées peuvent être opportunistes, notamment avec les gros terrestres (sauterelles, criquets) et les locaux préconisent en général de pêcher avec des mouches incitatives volumineuses (attractor fly) comme les célèbres Humpy et Royal Wulff. Mais je ne saurais trop vous conseiller de respecter un peu plus ces vénérables salmonidés qui peuvent aussi être extrêmement sélectifs, notamment sur les insectes de petites tailles. Les Cutthroats gobent toujours en venant du fond de la rivière (un peu comme nos ombres) et les refus peuvent être nombreux tant que l’on n’a pas trouvé la mouche exacte. Il y a quelques années, sur la Silver Creek, j’ai subi je ne sais combien de refus avant de trouver que le menu de nos poissons était de petites fourmis noires, taille hameçon de 20. Une fois au bout de la ligne, si la défense n’a rien à voir avec celle des Arcs-en-ciel sauvages si puissantes et rapides, ce sont tout de même des poissons vaillants qui ne fatiguent pas et procurent de beaux combats si vous pêchez fin.

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cutthroat
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Une boîte à mouches simple mais complète : 

Si vous décidez un jour de partir à la recherche de ces magnifiques poissons, je vous conseille d’organiser votre voyage à la fin de l’été ou au tout début de l’automne. La bonne période est courte, les rivières fréquentées par les truites fardées subissant la fonte des neiges souvent jusqu’au mois de Juillet et la neige pouvant arriver très tôt sous ces latitudes.

Pour votre boite à mouches, prévoyez une bonne sélection d’insectes terrestres : fourmis, scarabées, sauterelles et criquets en différentes tailles. Les deux derniers nommés pouvant atteindre ici des tailles inhabituelles (hameçons jusqu’à n°4).

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Mormon Cricket
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Mormon Cricket
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Des sedges en taille 12, 14 et 16 et 3 couleurs : vert, orange et beige. Si vous prévoyez un séjour fin Septembre ou en Octobre, montez (ou achetez dans les flyshops locaux) des Red October Caddis, un gros sedge roux de fin de saison à monter sur hameçon n°8.

Quant aux éphémères, à part les Green et Grey Drakes (gros insectes de la taille des March brown) et surtout des Mahogany Duns (corps marron, taille 16) que je vous conseille d’avoir dans votre boite, vos imitations habituelles d’éphémères en petites tailles devraient vous permettre de répondre à la plupart des situations.

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Kelly Creek
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Une réglementation efficace mais un équilibre fragile : 

Actuellement, il n’est pas rare de prendre plusieurs dizaines de belles truites fardées par jour sur les meilleurs parcours. Mais ces poissons on été grandement menacés il y a quelques décennies pour trois raisons essentielles : d’une part la diminution des milieux naturels avec en particulier la construction de nombreux barrages. D’autre part, la pollution notamment dans le Montana par l’exploitation minière ; il n’y avait plus de truites dans la mythique Blackfoot River (celle de Brad Pitt dans « Et au milieu coule une rivière »). Enfin, la forte augmentation de la pression de pêche à une époque où même outre-Atlantique, le No-Kill n’était pas à la mode.

La plupart des mines ne sont aujourd’hui plus exploitées, de nombreux parcs naturels et forêts nationales ont été créés et une réglementation visant à protéger les truites fardées est apparue. Ainsi, une rivière comme Kelly Creek dans l’Idaho est en No-Kill depuis le début des années 70. Dans le bassin de la Lamar au nord-est du parc du Yellowstone, il est interdit de relâcher une Arc-en ciel prise car elle est considérée comme nuisible, elle peut s’hybrider avec les Cutthroats et leur fait concurrence sur leur territoire.

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Kelly creek
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Depuis 2015, une stratégie controversée est appliquée sur Soda Bute Creek, petite rivière du nord-est du parc du Yellowstone. Pour éliminer les « brook trouts » ou saumon de fontaine (Salvelinus Fontinalis) considérés comme espèce invasive en ce lieu ; il s’agit - dans un premier temps - de retirer le maximum de truites fardées de leur habitat par pêche électrique. Les biologistes déversent ensuite dans la rivière de la roténone, molécule issue de plantes tropicales et longtemps utilisée comme insecticide agricole, notamment en Europe où elle n’est plus autorisée depuis 2008 en raison de sa toxicité pour l’homme et l’environnement. La roténone asphyxie tous les poissons encore présents dans la rivière puis les truites fardées capturées sont relâchées. Selon le Montana Fish Widlife and Parks, « la roténone se dissipe rapidement sous l’action de la lumière solaire et est absorbée par la matière organique présente dans l’eau ». La stratégie est loin de faire l’unanimité. Notamment auprès du Center for Biological Diversity, qui s’est opposé (avec succès) à un projet similaire en Californie au début des années 2000.

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Soda Butte Creek
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Soda Butte Creek
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Un nouveau prédateur de la truite fardée bouleverse l'écosystème du Parc du Yellowstone : 

Le cristivomer ou « Lake Trout » (Salvelinus Namaycush) a été introduit en 1890 dans le lac Lewis alors vierge de poissons. Mais en 1994, un pêcheur en découvre un dans le lac Yellowstone voisin, territoire majeur de la truite fardée. Normalement les 2 bassins ne communiquent pas. Soit c’est une introduction illégale, ou alors ce transfert est arrivé accidentellement, par le biais des canaux de drainage. Très vite, ce poisson imposant (1 m de long et plus de 15 kg) s’est attaqué à sa cousine autochtone. Entre 1998 et 2012, la population estimée de cristivomer a été multipliée par huit, celle de la truite fardée a chuté de 90%. Le zooplancton dont cette dernière se nourrissait s’est multiplié. Il a filtré le phytoplancton rendant l’eau plus claire. Pour le plus grand bonheur des touristes mais pas des autres prédateurs. La Lake Trout vit cachée au fond du lac, à l’abri des prédateurs, et ne remonte pas les rivières contrairement aux Cutthroats. Au total, 24 espèces animales sont aujourd’hui impactées par cette nouvelle donne. Les balbuzards ont perdu leur principale source d’alimentation (il ne restait que 3 nids dans la région en 2017). Les pygargues à tête blanche et les loutres ont changé la base de leur alimentation. Les ours noirs et grizzlis se sont mis à attaquer les petits cervidés qui ont fait défaut aux loups récemment réintroduits.

Résultat : à l’exception des ours, toutes ces espèces, sédentaires comme migratrices, terrestres, aériennes ou aquatiques ont vu leurs populations diminuer. Les autorités du Parc ont essayé d’éliminer le nouveau prédateur en organisant des pêches au filet dans le lac mais les mailles ne font pas la différence entre les différentes espèces de truites. Ils vont maintenant essayer de s’attaquer à la Lake Trout en visant ses embryons. Les biologistes ont découvert que la fraie se produit à l’automne sur un territoire très limité (0,03% du lac). Un espoir pour les truites fardées…

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Parc Yellowstone
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Vous l’aurez compris, j’ai un attachement très particulier à ce magnifique poisson et espère vous avoir donné envie de partir vite sur les traces de Lewis and Clark !

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Cutthroat

A propos de l'auteur

Eric découvre la pêche à l’âge de 4 ans sur les épaules de son père le long des rives de l’Ariège et de la Garonne non loin de Toulouse, sa ville natale. Naît alors une…