Crues extrêmes, quelles conséquences sur les populations de truites de rivière ?

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Juin 2013, les Hautes-Pyrénées et les Pyrénées-Atlantiques ; mai 2015, la Haute-Savoie ; novembre 2016, Haute-Corse ; novembre 2019, l’Ardèche ; septembre 2020, le Gard et l’Hérault ; octobre 2020, les Alpes-Maritimes. Au cours de cette seule dernière décennie, nous avons connu 7 à 8 évènements hydrologiques majeurs, touchant différents bassins hydrographiques français, avec à chaque fois les images impressionnantes de flots en furie, de routes emportées, d’arbres arrachés (et de journalistes de BFM TV sous la pluie…). Certains de ces évènements ont durablement marqué les territoires et les riverains. Si les médias évoquent largement la question des dégâts humains et matériels, nous disposons en revanche très rarement d’informations sur les conséquences écologiques de ces événements. En tant que pêcheur, soucieux des rivières de France et des populations salmonicoles qu’elles abritent, il paraît tout à fait logique de s’interroger sur les effets à court et plus long terme des crues exceptionnelles sur nos truites de rivière.            

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Ce questionnement est d’autant plus légitime que les événements extrêmes concernent aujourd’hui une large partie des rivières salmonicoles françaises (toutes les Pyrénées, toutes les Alpes, le Sud du Massif Central, la Corse, …). Et qu’il est désormais admis de tous que le changement climatique va provoquer une augmentation de la fréquence de ces évènements et, possiblement, une accentuation de leur amplitude.

Je m’intéresse aux crues presque depuis aussi longtemps que je m’intéresse aux poissons. Cette expression soudaine et violente des forces de la Nature m’a toujours fasciné et même attiré. Et je crois que bon nombre de pêcheurs reconnaissent cette même fascination. Au-delà du choc et de l’expression brute, je m’intéresse également aux facteurs qui expliquent ces évènements, les facteurs d’ordre naturel, mais aussi ceux d’origine anthropique, et qui bien souvent exacerbent les conséquences de ces crues extrêmes. Derrière tout cela, il est évidemment question d’aménagement du territoire, de gestion de bassin versant, de culture du risque, de compréhension de la fonctionnalité globale et complexe de ces hydrosystèmes. Et chaque sujet est passionnant et mériterait d’y consacrer un article de 10 pages !

Mais puisqu’ici on est chez Truites & Cie, on va déjà essayer de faire un focus sur la truite, et ce n’est pas une sinécure !

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Qu’entendons-nous par « phénomène extrême » ?

Pour bien rentrer dans le sujet et faciliter la compréhension de ce qui va suivre, il est en premier lieu important de définir les caractéristiques d’une crue dite « extrême », sachant qu’il s’agit-là plutôt d’un terme populaire que d’une considération scientifique. Les crues sont, généralement, classifiées selon leur fréquence ou leur période de retour. La fréquence d'un événement est la probabilité que cet événement soit atteint ou dépassé chaque année. La période de retour (ou récurrence) est l'inverse de la fréquence. Par exemple, pour une crue de fréquence 0,1, la période de retour sera 10 ans, on parle alors de crue décennale. Ce débit de pointe décennal a, chaque année, une chance sur 10 d'être atteint ou dépassé. Ça, c’est pour la petite définition. Mais pour le sujet qui nous intéresse, il faut ajouter une notion supplémentaire, qui traduit plutôt le niveau d’amplitude entre un débit moyen et un débit atteint lors d’une crue exceptionnelle, disons de retour 50 ou 100 ans, voire plus si affinité.

Ainsi, au-delà de cette notion de probabilité de récurrence, il y a une implication majeure de la très grande différence de débit enregistré pour un même site lors de l’avènement de ces crues. Pour simplifier, on parle généralement de rivières disposant d’un débit moyen de l’ordre de quelques mètres cubes par seconde à des pics instantanés pouvant dépasser plusieurs centaines de mètres cubes par seconde !

Evidemment, derrière ces notions de référence, il est question de physique car ce sont bien ses lois qui vont dimensionner la nature des crues observées. Ainsi, la nature du relief et la pente du bassin versant sont très déterminants. Plus on se positionne sur des reliefs contrastés (gradient rapide d’augmentation de l’altitude entre l’aval et l’amont du bassin versant, comme en Corse ou dans les Alpes-Maritimes), plus le bassin versant est encaissé, plus la pente naturelle de la rivière est importante et plus l’événement hydrologique va se caractériser par sa soudaineté, sa violence et son imprédictibilité. Et ce sont bien ces caractéristiques qui vont être dimensionnantes vis-à-vis des conséquences sur les habitats de la truite et ses capacités à survivre à la crue.

 Au-delà du relief, la géologie du bassin versant est également un facteur important dans la compréhension des mécanismes provoqués dans le cadre d’événements exceptionnels, en lien avec la remobilisation de stocks sédimentaires (parfois très anciens), pouvant être à l’origine de bouleversements du fonctionnement hydro-sédimentaire de la rivière, avec donc des impacts directs à court terme sur l’habitat piscicole (frayères, abris notamment) et donc forcément, sur le phytoplancton, les macro-invertébrés, … Sur ce volet géomorphologique du sujet, je vous (ré)invite à lire l’article de mon collègue Johan Berthet suite aux dernières crues majeures observées sur le bassin versant de la Roya.

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Rôle des crues dans la dynamique de population des truites de rivière

Avant de zoomer sur les événements extrêmes, il me paraît bon d’indiquer que les crues sont des formidables dynamiseurs d’écosystèmes, elles jouent un rôle majeur dans la détermination de la structure et de la fonctionnalité des hydrosystèmes (Poff et Ward, 1994 ; Poff et al, 1997). En particulier, les crues engendrent des mortalités et vont donc agir directement sur une réduction de l’abondance de bon nombre de taxons (algues, macro-invertébrés, poissons) et une modification des conditions d’habitabilité (Jowett et Richardson, 1989 ; Scrimgeour et Winterborun, 1989). Et bien entendu, ces différents taxons réagissent différemment à ces évènements, ce qui assure cette dynamique systémique.

Chez les salmonidés, de nombreux travaux scientifiques ont depuis longtemps mis en évidence le rôle très important des crues dans les dynamiques de population. En dehors des cas extrêmes, les crues génèrent des conditions favorables à la dispersion des individus au sein de l’hydrosystème (schématiquement : dévalaison des juvéniles, montaison des adultes) et assurent par conséquent des flux de gènes entre populations (Pujolar et al, 2011 ; Vincenzi et al, 2016). Les crues régulières jouent également un rôle important dans le maintien de la diversité et de la qualité des différents types d’habitats des salmonidés. Ainsi, les crues automnales permettent une remobilisation des particules sédimentaires et organiques les plus fines et vont ainsi générer des conditions optimales pour le développement des œufs lors de la fraie hivernale (Jowet et Richardson, 1989 ; Hilderbrand et al, 1999).

Mais le caractère dimensionnant des crues sur les populations de truites peut sensiblement s’accentuer en fonction de la période d’occurrence et de l’intensité de l’événement. S’agissant de la période d’abord, il peut globalement être considéré que les crues les plus impactantes sur les populations sont celles enregistrées en période hivernale ou en début de printemps, lorsque les œufs de la truite de rivière sont encore enfouis dans le sédiment (Heggens et Traaen, 1988 ; Grost et Hubert, 1991) ou que les jeunes larves sont très limitées en termes de capacités de mouvement en deux dimensions (Pearsons et al, 1992 ; Hammonds et al., 1999 ; Holmes et al, 2013). Une crue significative intervenant peu après l’émergence des larves peut facilement se traduire par une mortalité quasi-totale du recrutement annuel. Certains scientifiques considèrent ainsi que, dans un contexte de changement climatique, l’augmentation de l’occurrence des fortes crues printanières deviendra le facteur le plus limitant pour certaines populations de salmonidés (voir l’exemple de l’omble de fontaine – Salvelinus fontinalis – dans l’état du Virigine aux Etats-Unis ; Blum et al, 2018). En France, les crues printanières de forte amplitude (et donc susceptible de causer des dommages majeurs sur le recrutement annuel de la truite) sont rares aujourd’hui. Quelques évènements ont été récemment recensés dans le Jura et en Haute-Savoie (cf. crue de mai 2015). Toutefois, il n’est pas impossible que le changement climatique vienne augmenter la fréquence de ces évènements dans ces secteurs géographiques, du fait d’épisodes pluvieux chauds intervenant en fin d’hiver début de printemps (crues alors provoquées par l’effet cumulé des précipitations et de la fonte des neiges).

Dans nos régions, les crues les plus extrêmes sont majoritairement enregistrées à l’automne entre septembre et novembre. A cette période, les mortalités directes sont théoriquement moins importantes chez les truites de l’année. On assiste en revanche à des phénomènes plus marqués de dévalaison des individus vers des secteurs aval. Nous reviendrons ultérieurement sur les spécificités de ces crues automnales.

Avant d’aborder plus finement les mécanismes de réponses biologiques aux crues chez la truite de rivière, notons que l’effet des crues est, indépendamment de la période d’occurrence, souvent largement exacerbé par l’anthropisation du bassin versant. Les paramètres les plus impactants sont l’imperméabilisation des sols (par le développement des secteurs urbains), la réduction des zones humides (assèchement de tourbières par exemple) et le recalibrage du lit de la rivière (endiguement). Ces différents paramètres ont tous pour conséquence de réduire la capacité de rétention en eau des sols, d’accentuer le ruissellement et/ou d’accélérer les vitesses de transfert vers la rivière. Ainsi, sans même évoquer le fait que nous assistons aujourd’hui à une intensification des épisodes pluviométriques très localisés, nos bassins versants aménagés ont tendance à provoquer des montées des eaux plus rapides et plus intenses.

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Les mécanismes de réponses biologiques aux crues extrêmes chez la truite

Pour aborder cette partie complexe, nous allons focaliser sur les crues extrêmes les plus couramment rencontrées aujourd’hui en France, à savoir des crues automnales associées à des précipitations orographiques très localisées. Ces crues ont la particularité d’intervenir généralement alors que les débits des rivières sont faibles (étiages estivaux) et dans des laps de temps très courts, provoquant des phénomènes de vague (comme il a pu être filmé en septembre 2020 sur les Gardons d’Anduze et d’Alès) avec montée très rapide des débits.

Les pluies intenses et localisées provoquent des ruissellements marqués et font gonfler le moindre petit talweg, alors susceptibles de se transformer en torrent de plusieurs mètres cubes par seconde. La mise en charge de l’ensemble du chevelu composant l’hydrosystème provoque généralement des apports rapides et importants de matériaux sédimentaires, accompagnés d’une quantité considérable de débris d’origine végétale de toutes tailles. En quelques dizaines de minutes, les êtres vivants occupant cet hydrosystème sont donc exposés à un changement radical de conditions de vie. Cette radicalité les contraint fortement dans leur capacité à se déplacer dans l’hydrosystème pour trouver des conditions non-léthales au cours de l’épisode hydrologique.

Comportements face à la crue et mortalités

Ainsi, les individus disposant de faibles capacités de mouvement sont les plus impactés et on peut assister à des mortalités très importantes au sein de ces taxons. Chez les poissons, les petites espèces benthiques comme le chabot, la loche ou la lamproie de Planer subissent des mortalités très importantes lors des crues extrêmes (Lusk et al., 1998). Chez la truite de rivière, les mortalités induites par les épisodes extrêmes automnaux vont dépendre du niveau d’intensité maximale connue durant l’épisode et notamment de la mobilisation sédimentaire. A l’échelle d’un bassin versant, ces mortalités vont aussi beaucoup dépendre de la couverture spatiale de l’épisode hydrologique. Dans la plupart des cas connus en France, la localisation des précipitations orographiques est très concentrée et ne va donc concerner qu’une partie des cours d’eau de la tête de bassin. Cela signifie qu’à l’échelle du bassin versant, on va observer des mortalités fortes sur certains cours d’eau et des mortalités sensiblement plus faibles sur d’autres, parfois très proches géographiquement. Ce fait est très important dans la dynamique de recolonisation du bassin versant entier par la truite en post-crue. Notons ici que l’épisode extrême enregistré il y a quelques jours sur le bassin de la Roya a, semble-t-il, concerné une très grande majorité des cours d’eau de tête bassin, ce qui signifie qu’il y a probablement eu des mortalités élevées sur l’ensemble des parties apicales (donc des répercussions importantes à attendre en termes de potentiel de recolonisation…).

 A l’automne, toutes les classes d’âge chez la truite ont la capacité de se déplacer activement dans l’hydrosystème, y compris les 0+ (individus de l’année). La montée rapide des eaux provoque 2 types de comportements : la recherche de refuges ou la dévalaison.

Sur des épisodes associés à une forte mobilisation des matériaux sédimentaires, les truites adoptant le comportement de refuge vont subir une mortalité élevée à très élevée, pouvant atteindre 100% (Baril et Le Baron, 1993 ; Propst and Stefferud 1997 ; Roghair et al., 2002 ; Sato, 2006). Sur des épisodes « intermédiaires », quelques refuges vont garantir la survie d’un certain pourcentage de la population (Young et al, 2010), pourcentage généralement variable en fonction des classes d’âge, les individus les plus âgés étant généralement ceux payant le moins lourd tribut. Jowett et Richardson (1989) ont produit une évaluation des conséquences d’une crue extrême sur 7 rivières de l’Ile du Sud de la Nouvelle-Zélande. Ils ont estimé les mortalités suivantes : classe de taille 10-20 cm = 90-100% de mortalité ; classe de taille = 20-40cm = 62-87% de mortalité ; individus supérieurs à 40cm = 26-57% de mortalité.

 L’autre facteur de survie des truites lors de crues extrêmes est la dévalaison (volontaire ou forcée) vers des secteurs aval de rivière où les conditions d’hydraulicité et de transport sédimentaire sont moins contraignantes et vont permettre aux individus de trouver des zones de refuge. Suivant la typologie du bassin versant, ces dévalaisons peuvent se produire sur quelques centaines de mètres à plusieurs dizaines de kilomètres. Lors de la décrue, les survivants vont soit se sédentariser sur la zone où ils ont trouvé refuge, soit effectuer une migration anadrome. Cette migration est généralement déclenchée par des conditions d’habitabilité non-optimales pour la truite sur les zones de refuge (thermie en particulier) ou par des mécanismes de compétition intraspécifique. Les migrations anadromes post-crue constituent un facteur important de la dynamique de recolonisation des secteurs les plus impactés par les crues. Dans ce contexte, la connectivité longitudinale au sein du bassin versant va être déterminante. Celle-ci peut être entravée par des obstacles naturels (cascades infranchissables pour la truite) ou par des ouvrages transversaux d’origine anthropique et non adaptés aux franchissements piscicoles ; d’où l’importance de la continuité écologique sur ces bassins versants exposés aux crues extrêmes 😉 (Bischoff et Wolter, 2001 ; Perkin et al, 2015 ; Radinger et al, 2018).

Complétons ce propos en indiquant que la bonne connectivité des habitats au sein d’un hydrosystème concerne aussi très fortement l’état des connexions entre les affluents et la rivière principale, qu’ils s’agissent de déplacements à la montaison ou à la dévalaison. En effet, le rôle de ces affluents dans la résilience des populations post-crue est majeur. Cela a, par exemple, bien été mis en évidence par Bareil et al (2017) dans le département de la Haute-Garonne (Bassins Garonne et Pique), grâce à l’utilisation conjointe de la microchimie des otolithes et des marqueurs moléculaires. Delacoste (2018) a également montré le rôle déterminant des affluents de la rivière Bastan dans sa recolonisation par la truite lors d’un suivi réalisé sur 5 ans après l’événement de juin 2013.             

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Les barrages jouent un rôle important dans le phénomène de recolonisation
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La recolonisation et les effets densité-dépendants, une étape transitoire

Au-delà de la question de la survie des individus au cours de l’épisode hydrologique extrême, et de l’importance des connectivités longitudinales et latérales dans le potentiel de recolonisation d’un bassin versant par la truite, attardons-nous enfin sur les modifications observées au sein des populations après un épisode extrême. Pour bien comprendre les explications à suivre, il faut garder en tête qu’une crue extrême peut être considérée comme un processus stochastique, c’est-à-dire résultant ou dépendant du hasard. Du fait de la très forte localisation des précipitations orographiques, une crue extrême est quasi impossible à prévoir avec exactitude, c'est-à-dire qu'une même cause (fort cumul pluviométrique) ne va pas toujours déclencher un même effet pour une rivière donnée (d’où la notion de probabilité de survenue évoquée précédemment). Par conséquent, une crue extrême reste un évènement plutôt exceptionnel et rare, a fortiori s’il on raisonne à l’échelle du cycle biologique de la truite (sous l’effet du changement climatique, cette notion va probablement être modifiée, nous parlerons des implications un peu plus loin). Ces caractéristiques ont leur importance dans la façon où les crues extrêmes vont influencer le caractère adaptatif et évolutif des populations de truites les subissant.

Ainsi, en théorie des histoires de vie (branche de la biologie évolutive), il est admis que les événements peu fréquents et/ou à caractère imprévisible ont généralement peu d’effet sur l’évolution des stratégies d’histoire de vie (taille des individus, maturité sexuelle, capacité à migrer pour éviter les évènements extrêmes) (Lytle et Poff, 2004). En sus, il faut considérer que les crues extrêmes ne constituent pas un mécanisme de sélection de certains phénotypes particuliers (morphologie, comportement, capacité reproductrice) dans la mesure où elles engendrent des taux de survie généralement 80 à 90% inférieurs à ceux enregistrés lors d’année sans crue extrême. Pour résumer, on peut considérer, pour une truite donnée, que sa probabilité de survivre à un événement extrême est avant tout guidée… par la chance ! Cette connaissance a pu être acquise grâce notamment aux travaux de Simone Vincenzi et son équipe (dont Alain Crivelli que je profite de saluer chaleureusement) menés dans le cadre d’un programme scientifique engagé sur plus de 15 années sur les populations de truites marbrées en Slovénie. Il existe probablement de grandes similitudes entre ces populations et nos populations de lignée méditerranéenne.

En se basant sur les observations de Vincenzi, on peut affirmer que le caractère autochtone d’une population de truites non-introgressées par des pratiques de repeuplement n’intervient pas dans la capacité de cette population à mieux survivre à un événement extrême. On verra en revanche qu’il en est vraisemblablement tout autre pour l’après-crue, et la capacité de cette même population à se remettre des impacts de l’événement.

Si les crues extrêmes ne semblent pas aujourd’hui influencer durablement les stratégies d’histoire de vie de nos populations de truites, elles vont en revanche provoquer des bouleversements dans leur dynamique du fait, en priorité, d’une baisse forte de la densité des populations en place ainsi qu’une tendance marquée au rajeunissement. Sur un second plan, les bouleversements sont liés à la modification des habitats et de la disponibilité en ressource trophique.

La baisse majeure de densité de population et le rajeunissement sont évidemment liés aux mortalités directes causées par les crues. La baisse de densité de la population va avoir pour conséquence première de réduire sensiblement la compétition inter-individus pour l’alimentation et/ou les abris, de même que les comportements territoriaux (allant jusqu’au cannibalisme) et agonistiques observés à l’approche de la reproduction (et favorisant généralement les individus les plus âgés/mâtures) (Letcher et Terrick, 1998). Or, il est désormais bien admis des scientifiques que la dynamique de population de la truite de rivière est dite « densité-dépendante », et je vous invite à ce titre à relire l’article de Jonathan Filée dans Truites & Cie. Ce mécanisme densité-dépendant intervient sur la croissance des individus, la survie des juvéniles et la quantité de géniteurs contribuant au renouvellement de la population. Il est évidemment très lié aux capacités du milieu, c’est-à-dire la diversité/qualité des habitats et la disponibilité en ressource trophique. Ainsi, dès lors qu’une crue extrême vient « rebattre les cartes » au sein de la population, ce mécanisme densité-dépendant ne va plus intervenir comme un régulateur. Si bien que, dès l’année N+1, on assiste généralement à une augmentation importante du taux de croissance des individus et un meilleur succès reproducteur (survie élevée des 0+) qu’avant la crue ! En lien avec un taux de croissance élevé, on observe également que les truites parviennent à maturité plus rapidement. Vincenzi et al (2017) ont montré que des truites marbrées âgées de 1+ étaient capables de se reproduire avec succès après l’avènement d’une crue extrême ! Ce que les chercheurs n’ont pas encore tranché, c’est de savoir si ces caractéristiques sont un mécanisme de réponse biologique lié à un épisode massif de mortalité des adultes (Waples et Audzijonyte, 2016) ou si elles sont « simplement » liées aux nouvelles conditions créées par la crue (plus de bouffe, moins de compétition). Quoi qu’il en soit, Vincenzi et al (2008 et 2012) avancent que ces réponses biologiques sont très probablement à l’origine du fait que les populations de truites marbrées ont su se maintenir au travers des âges, malgré les conditions de milieu très contraignantes dans lesquelles elles évoluent.

Ces mêmes travaux sur les truites slovènes ont montré qu’à N+3 ou N+4 post-crue, sauf cas particulier, les populations retrouvent des densités similaires (voire supérieures dans quelques situations ; Elwood et Waters, 1969 ; et George et al., 2015). Dès lors, les effets densités-dépendants semblent reprendre le contrôle et on retrouve des caractéristiques de croissance et de survie comparables à l’avant-crue. Ainsi, les réponses biologiques associées aux crues extrêmes (forte croissance et maturité précoce en particulier) se révèlent comme des étapes transitoires dans la dynamique des populations de truites de rivière (Ward et al, 2007 ; Vincenzi et al, 2010). Ouaip, la nature est bien faite !

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Les contre-exemples

Pour terminer cette partie, je souhaite présenter deux cas de figure susceptibles de contre-carrer les éléments qui viennent d’être présentés :

Le 1er cas concerne les épisodes hydrologiques les plus extrêmes, caractérisés à la fois par une large localisation sur le bassin versant (donc peu de populations épargnées) et par un bouleversement hydro-morphologique de telle sorte que les habitats piscicoles soient fortement remaniés, au point de perdre en capacités fonctionnelles (abris, nourricerie). Dans ce cas de figure, on assiste à un effet combiné d’une forte mortalité généralisée sur l’ensemble du bassin versant et d’une diminution forte (à court et probablement moyen terme) des conditions d’habitabilité et des ressources trophiques disponibles. Malgré mes recherches bibliographiques, je n’ai pas été en capacité de trouver des travaux ayant étudié ce cas de figure. Mais il est fort probable que le retour à des conditions similaires à l’avant-crue soit bien plus long que la période de 3-4 années mentionnées précédemment, voire même qu’il n’y en ait pas à long terme (notamment du fait d’une métamorphose fluviale). Il est également probable que ce cas de figure corresponde à la crue du 2 octobre 2020 enregistrée sur le bassin de la Roya…

Le 2nd cas ne correspond pas à une situation avérée, mais plutôt à une projection, disons à moyen terme, pour ne pas trop se faire peur ! Ce 2nd cas fait écho aux prévisions d’évolution du contexte climatique attendu dans certaines de nos régions et qui annoncent une augmentation de la violence des crues extrêmes mais également une augmentation de leur fréquence. Si ces prévisions devenaient une réalité pour nos rivières, il est alors probable qu’on assiste à une mutation des réponses biologiques présentées dans cet article. Ces mutations se traduiront probablement par de vrais effets sélectifs des phénotypes les plus adaptés et donc pas une modification profonde des traits d’histoire de vie des populations de truites. Par augmentation de leur fréquence d’occurrence, les crues extrêmes pourraient influer sensiblement les caractères adaptatifs et évolutifs des populations en place.

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Une responsabilité considérable en matière de gestion

Pour que les populations puissent disposer d’une telle résilience, deux enjeux considérables sont à prendre en compte : favoriser l’inter-connectivité des milieux au sein des bassins versants afin de faciliter la recolonisation et surtout éviter des isolements de population (notamment sur les parties les plus apicales). De tels isolements, cumulés à des événements extrêmes, pourraient in fine générer une menace d’extinction totale de ces populations (Vincenzi et al, 2017). L’autre enjeu consistera en l’adaptation de nos modes de gestion piscicole et halieutique. La priorité doit être donnée à la recolonisation des populations autochtones qui, sur le long terme, seront les plus à-même de répondre efficacement à l’augmentation de la fréquence des crues extrêmes. A ce titre, les gestionnaires de la pêche devront agir en connaissance de cause et sans précipitation. Les opérations de repeuplement devraient par exemple être strictement limitées aux secteurs de rivière les plus dégradés et présentant de très faibles chances de recolonisation naturelle (lire à ce titre Beaudou et al, 1995). Elles devraient également n’intervenir qu’à N+1, après sondages et suivis permettant de discriminer ces secteurs bien particuliers. En termes de réglementation de la pêche, je ne crois pas qu’il faille tomber dans la généralisation et la radicalisation. La réglementation devra être adaptée à la gravité des événements. Dans de nombreux cas, la fermeture totale de la pêche n’est pas utile, à l’inverse, sur des secteurs très touchés (voir cas de figure 1 détaillé plus haut), il sera sans doute nécessaire de mettre en place des fermetures totales de la pêche sur plusieurs années…

J’espère que cet article aura permis à certains de mieux comprendre les mécanismes biologiques provoqués par l’avènement d’une crue extrême sur les populations de truites de rivière. De mon point de vue, face à la multiplication de ces événements sur une grande diversité de nos bassins versants, il est crucial que les scientifiques et les gestionnaires se penchent sur la spécificité de ces mécanismes propres à nos populations de truites (dans la continuité des travaux évoqués dans Bareil et al., 2017 ; et dans l’inspiration des travaux de Simone Vincenzi) afin de se doter des connaissances nécessaires pour mettre en place des modes de gestion communs, adaptés et efficaces (lire les conclusions de Kovach et al, 2015). Le contexte de changement climatique nous impose ce travail collectif, dans un souci de conservation de nos populations de truites autochtones et d’espoir de pratiquer encore longtemps notre passion sur ces bassins versants. L’événement catastrophique connu ces derniers jours sur le bassin de la Roya ne fait que transcender ce constat, ce besoin, cette nécessité.

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Références utilisées

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A propos de l'auteur

Yann est originaire de Lyon et vit à Morzine aujourd'hui. Il pêche depuis l’âge de 6-7 ans après avoir attrapé le virus grâce à ses stages de pêche estivaux à l’…