Décolmatage par lâchers d’eau morphogènes, bilan d'expérimentation

Selves

Nos cours d’eau sont et risquent à l’avenir d’être de plus en plus modifiés par nos besoins et notamment par l’hydroélectricité. Au-delà de tout jugement sur notre manière de vivre ou sur notre façon d’exploiter la ressource en eau, le pêcheur doit composer avec cette autre réalité : l’hydroélectricité au même titre que l’aléa climatique est un facteur qui conditionne l’écosystème aquatique, avec ses bons et ses mauvais côtés pour la pêche. Le tableau n’est jamais tout noir ou tout blanc et au sein même des entreprises d’hydroélectricité comme EDF, certains services œuvrent pour atténuer l’impact des barrages sur les cours d’eau et leurs usages. Entre 2016 et 2019, une expérimentation a été menée par EDF en collaboration avec le CNRS pour désensabler une portion de cours d’eau court-circuitée en aval direct d’un barrage hydroélectrique. Ce travail réalisé sur la Selves aval durant plusieurs années a mis en œuvre des lâchers d’eau morphogènes pour restaurer les habitats piscicoles de la Selves, cours d’eau de première catégorie piscicole d'Aveyron (12).

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Tronçon court-circuité et débit réservé ?

Alors que l’hydroélectricité est plutôt à la mode auprès du grand public, profitant de l’image positive des énergies "vertes", il est rare que les pêcheurs de truites sautent de joie à l’idée que l’on construise un ouvrage hydroélectrique sur "leur" rivière. En effet, les marnages issus de lâchers d’eau de barrage modifient le comportement alimentaire des poissons et sont un casse-tête pour leur pêcheur. Les éclosions d’insectes sont perturbées et les captures sont aléatoires. Pourtant, certains tronçons faisant partie des complexes hydroélectriques s’avèrent être de fabuleux spots de replis lorsque les conditions hydrologiques sont mauvaises ailleurs. Sans prôner la vertu de leur existence (il nous faut faire et mon discours s’arrête là), certains pêcheurs connaissent les avantages de ces secteurs dits "court-circuités" situés en aval de certains barrages. Les niveaux d’eau y sont stables toute la saison (sauf crue importante) car le barrage en amont restitue au pied de l’ouvrage un débit minimum réglementaire pour la vie aquatique, le débit réservé. La plus grande part de l’eau de la retenue transite alors par des conduites forcées pour être turbinée plusieurs kilomètres en aval. Les variations de débit depuis l’aval direct du barrage jusqu’à la sortie des turbines sont faibles et peu fréquentes.

Ces parcours présentent l’avantage d’être alimentés en eau fraîche toute l’année (eau issue d’une vanne de fond) et ne sont donc pas soumis aux marnages imprévisibles. La rivière a alors systématiquement un profil thermique de cours d’eau salmonicole et l’absence de lâchers d’eau assure des conditions stables pour les truites et pour les pêcheurs.

Cette stabilité présente toutefois une problématique récurrente au niveau hydromorphologique. Même si chaque tronçon possède ses particularités locales, la régularité hydrologique du débit réservé limite les crues morphogènes (crues qui mettent en mouvement les sédiments et font évoluer la physionomie du cours d’eau) et induit de ce fait un faible renouvellement de la granulométrie du cours d’eau. Plusieurs symptômes peuvent être liés à un tel fonctionnement comme un déficit sédimentaire ou à l’inverse un excès si des apports se font par les affluents. Les habitats pour la faune aquatique perdent en diversité.

L’ensablement est une conséquence régulièrement observée de ce fonctionnement hydrologique sur les tronçons court-circuités. En l’absence de crue mettant les sables en mouvement, ceux-ci se dispersent sur le fond de manière homogène, et avec le temps finissent par recouvrir les pierres et autres matériaux qui diversifient le biotope. On observe alors un ensablement généralisé avec colmatage des substrats grossiers, qui conduit progressivement à une réduction de la population salmonicole par rapport au potentiel naturel d’origine.

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Selves
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Localisation du tronçon court-circuité de la Selves (Carte EDF-Rémi Loire, Thèse « Les lâchers morphogènes : définition, expérimentations et protocole opérationnel de mise en œuvre »)
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La situation optimale de la rivière Selves

Le problème de l’ensablement des portions court-circuitées est bien connu mais les solutions techniques sont difficiles à mettre en œuvre notamment en raison de contextes géographiques défavorables. La Selves aval, rivière modeste en rive gauche de la Truyère sur le bassin versant du Lot, en Aveyron, fait partie des rares situations idéales et a ainsi pu faire l’objet d’une opération pilote de désensablement de 2016 à aujourd’hui.

EDF exploite le barrage de la Selves ou barrage de Maury, situé en Aveyron et bien connu des pêcheurs de carpes et de carnassiers. En aval direct du barrage, la Selves est en tronçon court-circuité sur 11km et s’écoule dans un profil de gorges peu accessibles. Le lit majeur de la Selves n’a pas été construit, aucune habitation n’est située à proximité directe de la rivière contrairement à d’autres tronçons de ce type ailleurs en France. Cette situation favorable a conduit EDF à choisir la Selves comme cours d’eau pilote à la mise en œuvre d’un important protocole de désensablement de son lit mineur en générant artificiellement des crues morphogènes par lâchers d’eau issus du barrage.

La thèse réalisée par Rémi Loire (EDF), publiée en 2019, intègre la Selves au sein d’une étude plus vaste sur le sujet des lâchers morphogènes. C’est dans ce contexte que Rémi Loire a été chargé de calibrer le débit et la durée des crues artificielles du programme de désensablement. Ces deux points déterminent l’importance de l’impact des lâchers sur les sédiments du lit mineur. Les lâchers ont fait l’objet d’un suivi rigoureux au niveau hydromorphologique et sédimentaire, ainsi que d’une étude écologique des incidences du programme sur l’écosystème aquatique de la Selves.

Le bureau d’études Ayga, pour lequel j’ai travaillé jusqu’en 2019, réalise conjointement avec le bureau d’études IDEAUX le suivi des populations piscicoles et de macro-invertébrés de la Selves depuis le début du programme, et ce chaque année jusqu’à aujourd’hui.

Les premiers lâchers morphogènes sur la Selves ont eu lieu en 2016. Ils ont depuis été renouvelés chaque fin d’été (sauf en 2018 en raison d’une crue hivernale importante). Les résultats de 4 années d’inventaires piscicoles sont exemplaires sur la truite fario.

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Barrage Selves
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Le rôle important de sentinelle de la pêche associative

Parenthèse non négligeable par les temps qui courent (je pense ici au problème posé par certains militants de la cause animale), cette initiative a pu voir le jour grâce la vigilance de l’AAPPMA locale qui avait fait part à EDF de ses observations sur l’ensablement de la Selves aval. Les pêcheurs étaient dans ces gorges peu accessibles les seuls acteurs présents au bord de l’eau en capacité de relever ce type de désordre dans l’écosystème aquatique. Ils ont pleinement joué leur rôle de sentinelle pour alerter les gestionnaires et EDF sur l’ampleur du phénomène d’ensablement.

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Origine de l’ensablement

Avant de vous exposer les résultats sur la truite, nous nous devons de comprendre les raisons de l’ensablement de la Selves aval. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, le sable qui a envahi progressivement la rivière ne vient pas de la retenue d’EDF mais de ses affluents sur le linéaire court-circuité. Les sédiments issus de l’amont du barrage restent bloqués dans la retenue.

Il est clair que le manque de crues morphogènes a favorisé son ensablement. La Selves est un cours d’eau modeste de 5 à 7m de large dans ses gorges avec un débit minimum réglementaire de 240 l/s. Le lac de la Selves d’une superficie de 166ha et d’une profondeur maximum d’environ 50m tamponne la grande majorité des crues : en 70 ans, seule la crue de 1974 et récemment la crue de 2018 ont passé la surverse du barrage. Dans ces conditions, le débit réservé est la norme et les affluents sur les 11km de gorges, longs de quelques centaines de mètres, n’apportent pas un débit suffisant lors des événements pluvieux pour remanier les sédiments.

Les sables sont apportés par deux ruisseaux qui alimentent la Selves dont l’un, particulièrement productif en sable, est situé quelques centaines de mètres en aval du mur du barrage. La cause de cette abondance de sable est liée à la géologie granitique du bassin versant qui favorise naturellement leur formation par érosion des sols, et à une exploitation inadaptée des sols qui aggrave le phénomène.

Dans le cas de la Selves aval, les activités à l’origine de l’accentuation de l’érosion n’ont pas été identifiées. A charge du Parc Naturel Régional de l’Aubrac, compétent sur la gestion des cours d’eau du bassin versant, de le faire. Quoiqu’il en soit, les causes anthropiques de l’ensablement sont bien souvent issues du travail des sols (labour par exemple), ou de l’exploitation forestière (coupes à blanc, chemins forestiers). Un simple chemin forestier peut apporter d’énormes quantités de sables au cours d’eau par ruissellement. La prudence est de rigueur avant d’incriminer qui que ce soit tant ce type de géologie, associé à une forte pente (ici dans des gorges), est sensible au processus d’ensablement.

L’ensablement sur la Selves aval est donc dû à un apport régulier de sables qui n’est plus remanié par les crues. Les crues morphogènes ont de nombreuses vertus, elles décolmatent les substrats, déposent les sédiments fins sur les bordures et comme un tapis roulant transportent les matériaux plus ou moins grossiers vers l’aval. En l’absence de crue, la Selves aval a été ensevelie sous une couche de sédiments fins, majoritairement des sables.

Les collectivités locales, le Parc Naturel Régional d’Aubrac en charge de la gestion des cours d’eau sur le bassin versant, l’Agence Française pour la Biodiversité (aujourd’hui Office Français pour la Biodiversité), la Fédération de pêche de l’Aveyron sont autant d’acteurs ayant été sollicités dans l’établissement du protocole et du suivi scientifique. Les opérations ont débuté en 2016 après un état des lieux complet du cours d’eau.

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Pêche d’inventaire sur la Selves aval
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Pêche d’inventaire sur la Selves aval (Ayga/IDEAUX)
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Un retour rapide du potentiel naturel du biotope

Avec un ensablement généralisé et une couche de sable dépassant le mètre d’épaisseur par endroits par rapport au lit naturel d’origine, le potentiel d’amélioration en matière d’habitats piscicoles pour la truite fario était très important. Les zones autrefois profondes étaient devenues des plats uniformes et peu profonds entièrement recouverts de sables. Les blocs rocheux étaient à demi-ensevelis, ne présentant pas ou peu d’abris pour les poissons. Les zones de graviers étaient rares et très localisées.

Le calage de la durée et du débit des lâchers morphogènes a été réalisé sur 2 ans en tenant compte des suivis sédimentaires et des observations sur site. L’objectif était de désensabler mais également de ne pas créer de désordre physique excessif, notamment en évitant la chasse des sédiments plus grossiers comme les graviers, substrats préférentiels pour la reproduction de la truite.

Le suivi piscicole mis en œuvre a consisté en un diagnostic de 3 stations de pêche sous influence du barrage, c’est-à-dire 3 linéaires délimités reconduits rigoureusement chaque année, et d’une station dite témoin en amont, hors influence des lâchers, permettant de faire une analyse objective des variations d’effectifs observés, sur les truitelles de l’année notamment. Chaque station a été inventoriée par pêche électrique, puis mesurée et décrite physiquement en termes d’habitats piscicoles et de morphologie. Chaque année, les mêmes opérations ont été répétées.

Le milieu physique a évolué dès la première campagne de lâchers. Les différents faciès d’écoulements (profonds, radiers, etc.) se sont en partie désensablées et les caches piscicoles sous les blocs se sont creusées. Chaque crue morphogène a appuyé la restauration progressive du milieu d’origine, optimal pour que la population de truites fario se développe. L’indicateur utilisé qui permet d’apprécier la qualité et la quantité des abris pour les truites adultes a atteint le « bon état » en 4 ans sur 2 stations en aval du barrage et en est très proche sur la 3ème station. Cet indicateur correspond à une valeur pondérée (coefficients entrant dans le calcul) des surfaces d’abris disponibles pour les truites de plus de 16cm. La tendance vers le « bon état » indique une multiplication importante des caches utilisables par les truites adultes alors qu’elles faisaient clairement défaut lors de l’état des lieux.

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La Selves sur son tronçon court-circuité avant (à gauche) et après (à droite) les lâchers morphogènes d’EDF
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La réponse biologique immédiate de la truite

Au niveau écologique, la Selves désensablée est un cas exemplaire. Les résultats font état d’une évolution rapide de la densité de truites en lien avec le très bon recrutement en juvéniles de 2017. Cette bonne reproduction n’est pas directement imputable au désensablement car elle est comparable sur la station située en amont. En revanche, sur les stations désensablées, la biomasse augmente progressivement car elle accompagne la croissance de cette génération de truites qui est devenue adulte en 2019. Cette augmentation est directement liée à la présence de caches piscicoles qui assure la permanence d’un nombre de plus en plus élevé d’individus adultes dans le cours d’eau. La station témoin hors influence des lâchers n’a pas vu sa biomasse augmenter par rapport à l’état des lieux de 2016 car sa capacité d’accueil piscicole est restée identique.

Voici les chiffres obtenus sur l’une des stations désensablée où les résultats sont les plus spectaculaires :

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Evolution de la densité (à gauche) et de la biomasse (à droite) sur la station S2
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La densité est passée de 1221 truites à l’hectare en 2016, à 4101 individus à l’hectare en 2019 

La biomasse est passée de 21,8 kg/ha de truites en 2016, à 74,2 kg/ha en 2019.

Dès le début du désensablement, les différentes générations de truites ont pu se répartir sur la rivière et occuper les habitats piscicoles dégagés. Les crues morphogènes n’ont pas augmenté sensiblement le recrutement / la reproduction (analyse comparée avec la station témoin) contrairement à ce que l’on aurait pu penser. Dans le contexte de la Selves aval, le manque d’habitats apparaît comme le principal facteur limitant pour la truite. Il se traduit par une concurrence accrue entre les individus dès le stade juvénile, qui conduit à une baisse de la densité.

Là où l’ensablement avait ainsi conduit à une diminution importante des truites adultes sur les secteurs les plus touchés, ce qu’avaient observé les pêcheurs, le désensablement a permis d’inverser la tendance. Les poissons intéressants en terme de taille pour la pêche sont également plus nombreux.

Après 4 années de crues morphogènes, les stations qui ont le plus bénéficié du désensablement (2 sur 3) n’ont pas encore montré de stabilisation de la population de truites. Densité et biomasse ont encore augmenté en 2019.

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Evolution de la structure de la population de truites sur la station S2 entre 2016 et 2019
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Conclusion

Ces résultats attestent de la réussite du programme de désensablement de la Selves aval et sont très encourageants. Les pêcheurs locaux sont amplement satisfaits ainsi que tous les partenaires sollicités par EDF. Des lâchers morphogènes « d’entretien » sont fortement recommandés pour maintenir l’état restauré de la Selves aval. Une transposition adaptée du protocole est à espérer partout où cela est possible sur les portions de rivières court-circuitées et ensablées. Nous avons, en tant que pêcheurs, la responsabilité de garder un œil alerte sur l’état de nos cours d’eau et le devoir d’engager le dialogue avec les gestionnaires d’ouvrages hydroélectriques quand cela est possible. Cet article présente uniquement le suivi piscicole du programme de lâchers morphogènes, mais l’étude a également impliqué de manière complémentaire des inventaires des macro-invertébrés benthiques dont les résultats confortent les conclusions d’une amélioration générale de la qualité de la Selves. La qualité de nos cours d’eau étant une préoccupation d’avenir majeure, nous disposons d’arguments à faire valoir pour encourager les initiatives de ce type ailleurs en France. Sans oublier que là où il n’existe pas encore d’ouvrage, nos cours d’eau doivent rester libres pour en protéger le patrimoine naturel et l’eau.

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La Selves désensablée...
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... et l'une de ses belles habitantes !
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Bibliographie

Rémi Loire, Thèse « Les lâchers morphogènes : définition, expérimentations et protocole opérationnel de mise en œuvre », 2019.

EDF, Ayga et IDEAUX, Rapport d’étude « Campagne 2019 d’inventaires piscicoles et macroinvertébrés sur la Selves aval », 2020.

EDF, Ayga et IDEAUX, Rapport d’étude « Campagne 2018 d’inventaires piscicoles et macroinvertébrés sur la Selves aval », 2019.

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A propos de l'auteur

Originaire du sud-ouest, entre les Landes et les Pyrénées, Romain est l’un de ceux qui ont été piqués par la passion de la pêche sans pour autant être entourés de…