Truite VS climat, part1 : Apocalypse trout

truite changement climatique

Gamin j'ai débuté la pêche sur des ruisseaux en pleine dégradation, sans le savoir, dans le nord du Béarn. Maladroit dans ma pêche au toc, à mesure que je progressais, les truites se faisaient de plus en plus rares et la physionomie de mon ruisseau évoluait rapidement. Il m'a fallu plusieurs années pour comprendre ce qui s'était joué durant mes débuts à la truite. Un jour, un guide de pêche m'a dit : "tu as des chevesnes ?! C'est parce que l'eau se réchauffe !". La thermie est en effet le facteur limitant le plus important pour la majorité des espèces piscicoles, mais aujourd'hui tout s'emballe, 2022 est probablement l'année d'une prise de conscience pour de nombreux pêcheurs.

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Artificialisation des sols, drainage, irrigation, érosion des terres agricoles, pollutions et j'en passe ont un effet cocktail détonnant dans le contexte du dérèglement climatique. Notre impact global et local conduit à une réduction dramatique du linéaire de cours d'eau en capacité de maintenir la truite fario. Les pêcheurs du Jura et des rivières comtoises le savent trop bien, la Loue est déjà l'ombre d'elle-même.

Depuis 2003, le signal d'alarme du dérèglement climatique est lancé même si le processus est bien plus ancien. Ces dernières années affichent pour la plupart des records de sécheresse et de chaleur. Le problème le plus préoccupant est la fréquence de ces valeurs "d'exception", qui augmente à mesure que l'on avance dans le XXIème siècle.

L'année 2022 marque une réalité palpable pour les français, avec des situations hydrologiques dramatiques où rappelons le, nos pratiques agricoles et le business de l'eau en sont des acteurs aggravants incontournables (à lire : l'article de Philippe Baran Quand de précieux KWh s'évaporent dans les champs de maïs).

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Le réchauffement en France

En 2014, l'ONEMA (Office National de l’Eau et des Milieux Aquatiques devenu Office Français pour la Biodiversité) publiait une étude de l'impact du changement climatique sur les peuplements piscicoles. Les projections proposées sont plus que d'actualité. Cette étude nous sommes nombreux à l'avoir lu, mais l'échéance de ses projections nous paraissait naïvement lointaine…

Pourtant les chiffres étaient là, et un petit degré Celsius pour nous constitue un changement majeur pour l'écosystème aquatique, il se dérègle alors dans ses niveaux trophiques de base (algues, zooplancton, reproduction des poissons, etc…).

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Tableau extrait de l’étude de l’ONEMA « Les poissons d’eau douce à l’heure du changement climatique : état des lieux et pistes pour l’adaptation » (2014)
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Dans un registre plus général, une récente étude du CNRS annonce un réchauffement de +3,8°C sur le territoire français à l'horizon 2100. La méthodologie employée est celle utilisée par le GIEC et le CNRS est un centre de recherche on ne peut plus sérieux. Pourquoi un tel écart entre la France et le réchauffement global de +2°C du GIEC ? C'est simple, la modélisation globale prend en compte les océans qui se réchauffent moins vite et "allègent" le réchauffement. Sur la terre ferme, pas de climatisation océanique. Actuellement en France nous avons déjà atteint un réchauffement de +1,7°C par rapport au début du XXe siècle. Ce réchauffement s'est accéléré depuis les années 80 : les particules fines en suspension, issues de la pollution, faisaient office de vitre teintée pour le climat. Leur réduction importante à partir des années 80 a dissipé ce brouillard de particules du ciel de France, et le climat rattrape son retard, en quelque sorte.

Les répercussions sur nos rivières étaient déjà observables avant 2022. En effet, les pires records d'étiages enregistrés se bousculent depuis 2003. Sur les petits bassins versants sensibles comme celui que j'ai eu en gestion entre 2013 et 2020, le bassin versant du Riou Mort, les assecs étaient déjà dramatiques. Aujourd'hui, le problème s'étend à tout le territoire français.

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Classement des étiages du Riou Mort de 1968 à 2019 en fonction de leur débit (source : http://www.hydro.eaufrance.fr)
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Le recul de la truite fario

Cette rapide évolution de nos cours d'eau s'effectue par paliers successifs d'événements extrêmes comme cette année. Tous les pêcheurs et le public constatent l'ampleur de la catastrophe. Et nous, pêcheurs de salmonidés, sommes aux premières loges et observons impuissants la régression de l'aire de répartition de la truite.

L'étude de l'ONEMA citée plus haut jette un froid au passionné de pêche en rivière : la réduction de l’aire de répartition de la truite fario en France est très sévère.

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Figure extraite de l’étude de l’ONEMA « Les poissons d’eau douce à l’heure du changement climatique : état des lieux et pistes pour l’adaptation » (2014)
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Ces modélisations résultent de données enregistrées sur plusieurs décennies et sont issues de différentes études scientifiques. La tendance observée est systématiquement la même. L'ONEMA a synthétisé ces résultats et présente dans son rapport une moyenne où la plupart des espèces piscicoles sont remontées de 13,7m d'altitude par décennie. Cette valeur étant une moyenne, elle cache des disparités entre espèces.

Certaines espèces tolérantes colonisent les cours d'eau vers l'amont sans être repoussées par les températures chaudes à l'aval. En revanche, l'aire de répartition de la truite fario, exigeante en eau fraîche oxygénée, se contracte. Les truites remontent à la recherche d'eau plus fraîche mais se retrouvent coincées dans un étau : l'aval lui est invivable et l'amont s'assèche et ces deux limites se rapprochent d'année en année.

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Figure extraite de l’étude de l’ONEMA « Les poissons d’eau douce à l’heure du changement climatique : état des lieux et pistes pour l’adaptation » (2014)
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La truite commence à subir cette pression à l'image de ce qu'a vécu l'écrevisse à pattes blanches, endémique en France. Celle-ci s'est raréfiée suite à une dégradation de la qualité des cours d'eau et à l'arrivée d'espèces d'écrevisses exotiques, porteuses saines d'une maladie que l'on appelle "peste de l'écrevisse" et qui est capable de décimer une population de pattes blanches en quelques semaines. Notre écrevisse a souvent trouvé refuge sur des secteurs très localisés en amont des ruisseaux où l'écoulement reste permanent mais se déconnecte de l'aval durant l'été, la protégeant à cette période de l'écrasante colonisation depuis l'aval de sa cousine américaine envahissante, l'écrevisse signal.

Ainsi, la truite fario va devoir trouver ses refuges naturels sur des cours d'eau permanents, induisant généralement une montée en altitude dans la mesure du possible, accusant une disparition de l'espèce là où la température et le taux d'oxygène tomberont en dessous de son seuil de tolérance.

Cette tolérance est dépendante de la saturation en oxygène et de la température de l’eau. Les habitats fournis par l’environnement de la truite conditionnent aussi sa capacité à survivre durant les périodes critiques : caches, ombrage, présence de zones profondes, zones courantes oxygénantes. Ses besoins en oxygène dissous sont supérieurs à 5,5mg/L et la température létale observée se situe généralement autour de 25°C.

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Tolérance thermique de la truite fario :

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Figure extraite du livre de référence Biologie des poissons d’eau douce européens

Les études réalisées en laboratoire ayant conduit à établir ce graphique permettent d’analyser une température d’acclimatation et une température critique.

  • La température d’acclimatation correspond à la température de l’eau sur un temps long sans mortalité.
  • La température critique correspond à une montée rapide en température qui permet de simuler une montée en température induite par une journée caniculaire.
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La truite fario s'en tiendra alors aux secteurs lui permettant d'accomplir l'ensemble de son cycle de vie : reproduction, survie et maturation des œufs, croissance et survie des truitelles, maturation sexuelle. Les rivières de piémont seront sans surprise désertés, mais le Massif Central et le nord-ouest comprenant Bretagne et Normandie va être largement impacté.

Tout ce qui va perturber le cycle de vie de la truite va restreindre l'espèce. Or, la physico-chimie d'un cours d'eau, qui inclut la thermie, influence l'ensemble des êtres vivants de l'écosystème et notamment ceux qui nous sont invisibles, dont certains s'avèrent bien plus meurtriers pour nos poissons que le silure et le fameux "viandard" si cher à certains.

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Le silure avec son délit de sale gueule est bien moins dangereux pour les espèces piscicoles que les agents pathogènes microscopiques qui se développent aujourd’hui en réponse à la dégradation de la qualité de l’eau et à son réchauffement.
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Le danger invisible du réchauffement, les maladies

Pour exemple, j'ai nommé la PKD, maladie prolifératrice rénale, qui sévit particulièrement sur les secteurs à la limite entre la 1ère et la 2ème catégorie piscicole, où la température de l'eau la rend virulente. Cette maladie parasitaire qui s'est avérée dévastatrice sur certains cours d'eau préoccupe les gestionnaires et les pêcheurs. Elle accentue l'effet négatif d'une thermie en hausse qui lui est favorable en provoquant une mortalité importante parfois presque totale des truitelles de l'année. Les années critiques se succédant, la truite se raréfie par le bas des classes d'âges sur ces secteurs sensibles. Les belles truites souvent bien présentes sur ces zones intermédiaires deviennent de moins en moins nombreuses car trop peu remplacées.

La PKD n'est pourtant que l'une des conséquences des effets du dérèglement sur nos cours d'eau. L'ensemble de l'écosystème évolue, des diatomées aux macroinvertébrés, de nouvelles espèces colonisent nos cours d'eau.

Nouvelle menace pour la truite, le goujon asiatique ou pseudorasbora, en pleine expansion en France, est quant à lui porteur sain d'une maladie qui affecte un grand nombre d'espèces piscicoles : l'Agent Rosette. Les dégâts de cet agent pathogène sont dramatiques : sur un bassin versant en Turquie les espèces piscicoles endémiques accusent un déclin de 80 à 90% en 3 ans. Aux Etats-Unis, la maladie est connue pour décimer les populations de saumons. La menace est réelle pour de nombreuses espèces de nos eaux douces car l'effet sur les peuplements piscicoles est sournois. L'inquiétude monte car le pseudorasbora tolère les eaux fraîches et sa présence est déjà avérée à la limite de la zone salmonicole. Un risque de plus pour la truite.

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Le pseudorasbora, porteur sain de l’Agent Rosette, pathogène à l’origine d’une maladie sournoise et dévastatrice qui touche un large éventail d’espèces piscicoles (© FDAAPPMA12)
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Conscience et pragmatisme

Devant une telle complexité des écosystèmes aquatiques nous restons relativement désemparés, plutôt enclins à nous émouvoir des événements climatiques inhabituels et peu déterminés à puiser dans l'important vivier de connaissances scientifiques (dont une part importante est en libre accès).

Une prise de conscience apparaît nécessaire de la part des pêcheurs. La pêche associative est un système hérité qui a ses défauts mais qui héberge des compétences scientifiques précieuses. Halieutisme et protection des milieux aquatiques sont deux choses distinctes mais dépendantes l'une de l'autre dans l'intérêt des pêcheurs.

Nous vivons un contexte défavorable au futur de la pêche en France : hydrologie des cours d’eau fortement impactée par le réchauffement climatique, progression politique des « animalistes », faible portée politique de la FNPF (Fédération Nationale de la Pêche en France) que le sujet de la régulation des cormorans a révélé etc…

L’année 2022 n’est pas vraiment une surprise climatique mais son impact à court terme sur la truite fario sauvage devrait provoquer des réactions très divergentes au sein des pêcheurs. Certaines fédérations de pêche ou AAPPMA disposent des retours d’expérience scientifiquement argumentés pour mettre tout le monde d'accord. La réaction traditionnelle du pêcheur qui consiste à s'infliger de nouvelles restrictions ne protégera en rien les poissons des agents pathogènes, bien plus impactants que la pêche elle-même.

Ne l'oublions pas, l'Homme influence son environnement mais reste un maillon éphémère dans la frise de l'évolution. Les espèces sauvages peuvent nous surprendre. Dans le cas de la truite, ses capacités à recoloniser le milieu sont exceptionnelles, en témoigne son étonnante "densité - dépendance" (cf. l'article Effets densité-dépendants et implication dans la gestion des populations de truites de Jonathan Filé).

Elles remettent en question nos certitudes de pêcheurs...

Suite dans le prochain article !

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Bibliographie :

Baptist F., Poulet N., Séon-Massin N., 2014. Les poissons d’eau douce à l’heure du changement climatique : état des lieux et pistes pour l’adaptation. Etude ONEMA, et Biotope. https://professionnels.ofb.fr/fr/doc-comprendre-agir/poissons-deau-douce-lheure-changement-climatique-etat-lieux-pistes-ladaptation

Escalón S., 2022. Le réchauffement climatique en France s’annonce pire que prévu. Article du journal web du CNRS. https://lejournal.cnrs.fr/articles/le-rechauffement-climatique-en-france-sannonce-pire-que-prevu

Bruslé J., Quignard J-P., 2001. Biologie des poissons d’eau douce européens. Collection Aquaculture – Pisciculture dirigée par Jacques Arrignan, Editions Technique & Documentation.

A propos de l'auteur

Originaire du sud-ouest, entre les Landes et les Pyrénées, Romain est l’un de ceux qui ont été piqués par la passion de la pêche sans pour autant être entourés de…